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Par pacobalcon le 28 Juillet 2015 à 16:07
La flemme de composer un article sur ce monument publié en 1955... Mais pourquoi pas un repérage de passages singuliers, de morceaux de bravoure, d'assertions au fusil et autres petites choses amusantes glanés au fil de la lecture de ce classique paru dans la collection Terre humaine Poche chez Pocket ?
Voyage : addiction et contradiction
- Je hais les voyages et les explorateurs. (page 9 - un incipit que les 150 pages suivantes s'emploieront à balloter comme une coquille de noix, contant l'arrivée rocambolesque de l'auteur au Brésil en pleine Seconde guerre mondiale, puis ses premières années de jeune ethnographe sur place).
- Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus... Ce que vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité. (page 36 - la dernière phrase constitue un troublant écho du manifeste au Saint-Nicolas (Bouvier), patron des voyageurs, qui livrait en 1963, dans la sublime introduction de L'usage du monde : Un voyage se passe de motifs... On croit qu'on fait un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait.)
- En fin de compte, je suis prisonnier d'une alternative : tantôt voyageur ancien, confonté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait - pire encore, inspirait raillerie et dégoût ; tantôt voyageur moderne, courant après les vastiges d'une réalité disparue... Victime d'une double infirmité, tout ce que j'aperçois me blesse, et je me reproche sans relâche de ne pas regarder assez. (page 43)
- J'ai appris que la vérité d'une situation ne se trouve pas dans son observation journalière, mais dans cette distillation patiente et fractionnée que l'équivoque du parfum m'invitait peut-être déjà à mettre en pratique... Moins qu'un parcours, l'exploration est une fouille : une scène fugitive, un coin de paysage, une réflexion saisie au vol permettent seuls de comprendre et d'interpréter des horizons autrement stériles. (page 48)
Tristes tropiques : entre compte-rendu et récit littéraire
- (Peindre une ville en quelque coups de plume : l'éthnographe est aussi un écrivain-voyageur en cela qu'une traversée du monde se marie chez lui, parfois, à une traversée littéraire de la langue) Rio de Janeiro n'est pas construite comme une ville ordinaire. Etablie d'abord sur une zone plate et marécageuse qui borde la baie, elle s'est introduite entre les mornes abrupts qui l'enserrent de toutes parts, à la façon des doigts dans un gant trop étroit. Des tentacules urbains, longs parfois de vingt à trente kilomètres, glissent au bas de formations granitiques dont la pente est si raide que nulle végétation ne peut s'y accrocher ; parfois, sur une terrasse isolée ou dans une cheminée profonde, un ilot de forêt s'est aussi installé, d'autant plus véritablement vierge que l'endroit est inaccessible malgré sa proximité : d'avion, on croirait vraiment frôler les branches, dans ces corridors frais et graves où l'on plane entre des tapisseries somptueuses avant d'atterrir à leurs pied. Cette ville si prodigue en collines les traite avec un mépris qu'en explique en partie le manque d'eau au sommet... en 1935, la place occupée par chacun dans la hiérarchie sociale se mesurait à l'altimètre : d'autant plus basse que le domicile était haut. Les miséreux vivaient perchés sur les mornes, dans les favellas ou une population de noirs, vêtus de loques bien lessivées, inventaient sur la guitare ces mélodies alertes qui, au temps du carnaval, descendraient des hauteurs et envahiraient la ville avec eux. (page 95)
- (Sur la ville, encore) Ce n'est donc pas de façon métaphorique qu'on a le droit de comparer - comme on l'a si souvent fait - une villa à une symphonie ou à un poème ; ce sont des objets de même nature. Plus gracieuse peut-être encore, la ville se situe au confluent de la nature et de l'artifice. Congrégation d'animaux qui enferment leur histoire biologique dans ses limites et qui la modèlent en même temps de toutes leurs intentions d'êtres pensants, par sa genèse et par sa forme la ville relève simultanément de la procréation biologique, de l'évolution organique et de la création esthétique. Elle est à la fois objet de nature et sujet de culture ; individu et groupe ; vécue et rêvée ; la chose humaine par excellence. (page 138)
Introduction à l'ethnographie
- L'ensemble des coutumes d'un peuple est toujours marqué par un style ; elles forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n'existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines comme les individus - dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires - ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu'il serait possible de reconstituer. (page 205)
- La distribution circulaire des huttes autour de la maison des hommes est d'une telle importance , en ce qui concerne la vie sociale et la pratique du culte, que les missionnaires salésiens de la région du Rio das Garças ont vite appris que le plus sûr moyen de convertir les Bororo consiste à leur faire abandonner leur village pour un autre où les maisons sont disposées en rangées parallèles. Désorientés par rapport aux points cardinaux, privés du plan qui fournit un argument à leur savoir, les indigènes perdent rapidement le sens des traditions. (page 255)
- Un Nambikwara témoigne son antipathie en saisissant sa verge à deux mains et en la pointant vers l'adversaire. (page 358)
- (On peut être surpris de constater que Lévi-Strauss se débarrasse en six lignes d'une cité de mille habitants pour consacrer quatre-vingt dix pages à six familles Nambikwara) Nous arrivons à Rosario Oeste, bourgade d'un millier d'habitants, pour la plupart noirs, nains et goitreux, logés dans des casebres, bicoques de torchis d'un rouge fulgurant sous les toits en palme claire, bordant des avenues droites ou pousse une herbe folle. (page 311)
- Car n'était-ce pas ma faute et celle de ma profession de croire que des hommes ne sont pas toujours des hommes ? Que certains méritent davantage l'intérêt et l'attention parce que la couleur de leur peau et leurs mœurs nous étonnent ? (page 397)
Les morts et les vivants
- (les deux manières d'établir un rapport entre les vivants et les morts) Certaines sociétés laissent reposer leurs morts : moyennant des hommages périodiques, ceux-ci s'abstiendront de troubler les vivants... Tout se passe comme si un contrat avait été conclu entre les ports et les vivants : en échange du culte raisonnable qui leur est voué, les morts resteront chez eux, et les rencontres temporaires restent toujours dominées par le souci de l'intérêt des vivants... A cette conception s'en oppose une autre... Certaines sociétés... refusent le repos (aux morts), elles les mobilisent : littéralement parfois, comme c'est le cas du cannibalisme ou de la nécrophagie quand ils sont fondés sur l'ambition de s'incorporer les vertus et les puissances du défunt ; symboliquement aussi, dans les sociétés engagées dans des rivalités de prestige et où les participants doivent, si j'ose dire, appeler les morts à la rescousse, cherchant à justifier leurs prérogatives au moyen d'évocation des ancêtres et de tricheries généalogiques... Mais qu'il s'agisse de partage équitable, comme dans le premier cas, ou de spéculation effrénée comme dans le second, l'idée dominante est que, dans les rapports entre morts et vivants, on ne saurait éviter de faire part à deux. (pages 268-69)
- En fait et en droit, la mort est à la fois naturelle et anticulturelle. C'est à dire que chaque fois qu'un indigène meurt, non seulement ses proches mais la société toute entière sont lésés. Le dommage dont la nature s'est rendue coupable envers la société entraîne au détriment de la première une dette, qui traduit assez bien une notion essentielle chez les Bororo, celle de mori. (page 271)
- Le monde surnaturel est lui-même double, puisqu'il comprend celui du prêtre et celui du sorcier. Ce dernier est le maître des puissances célestes et telluriques, depuis le dixième ciel (les Bororo croient dans une pluralité de cieux superposés) jusqu'aux profondeurs de la terre ; les forces qu'il contrôle - et dont il dépend - sont donc disposées selon un axe vertical tandis que le prêtre, maître du chemin des âmes, préside à l'axe horizontal qui unit l'orient à l'occident, où les deux villages des morts sont situés. (page 281)
L'écriture
- (au sujet de l'écriture, l'auteur vent debout contre la doxa positiviste - de même que de Saussure au sujet de l'orthographe du français) Une des phases les plus créatrices de l'histoire de l'humanité se déroule durant l'avènement du néolithique : responsable de l'agriculture , de la domestication des animaux et d'autres arts. Pour y parvenir, il a fallu que, pendant des millénaires, de petites collectivités humaines observent, expérimentent et transmettent le fruit de leurs réflexions. Cette immense entreprise s'est déroulée avec une rigueur et une continuité attestées par le succès, alors que l'écriture était encore inconnue. A quelle grande innovation est-elle (l'écriture) liée ? sur le plan de la technique, on ne peut guère citer que l'architecture. Mais celle des Egyptiens ou des Sumériens n'était pas supérieure aux ouvrages de certains Américains qui ignoraient l'écriture... (D)epuis l'invention de l'écriture jusqu'à la naissance de la science moderne, le monde occidental a vécu quelque cinq mille années pendant lesquelles ses connaissances ont fluctué plus qu'elles ne se sont accrues. On a souvent remarqué qu'entre le genre de vie d'un citoyen grec ou romain et celui d'un bourgeois européen du XVIIIè siècle, il n'y avait pas de grande différence... Si l'on veut mettre en corrélation l'apparition de l'écriture avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction. Le seul phénomène qui l'ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c'est à dire l'intégration dans un système politique d'un nombre considérable d'individus et leur hiérarchisation en castes et en classes... elle paraît favoriser l'exploitation des hommes avant leur illumination... exploitation, qui permettait de rassembler des milliers de travailleurs pour les astreindre à des tâches exténuantes... si mon hypothèse est exacte, il faut reconnaître que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement. (pages 353-54)
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Par pacobalcon le 24 Octobre 2013 à 10:54
Et si c'était ça, un grand livre : une fois refermé, la dernière page lue, on se réfugie dans un autre ouvrage de la bibliothèque, saisi à la hâte, presque au hasard, pour se préserver, pour ne pas rester trop longtemps le nez sur la quatrième de couv', seul face à l'écrasante sensation d'avoir entrevu, derrière une porte, des fantômes ?
On ne sort pas tout à fait indemne du dernier Richard Ford, Canada. J'avais été attiré par une critique encourageante entendue au Masque et la plume, et par ce titre sibyllin. Que peut vouloir dire un écrivain qui intitule son roman d'après un pays voisin ? Peut-on imaginer un Emmanuel Carrère nommer son prochain opus Belgique ? Bof. A la limite, Jérôme Kerviel, ou, pour une autobiographie, Gérard Depardieu.
Canada, c'est l'histoire d'un jeune homme qui se voit forcé de quitter la bourgade de Great Falls, Montana, parce que ses parents ont commis l'irréparable : un braquage complètement foireux rapidement traduit par une mise sous séquestre des bandits d'opérette.
Rapidement, c'est vite dit : dès le premier paragraphe, le narrateur annonce (comme on dit au tarot) ce funeste autant que pathétique horizon d'attente - mais il faut pas loin de trois cents pages, sur cinq cent douze, pour aboutir à l'événement annoncé : l'attaque d'une banque dans le Dakota du Nord. Trois cents pages, une belle quantité de papier, sur laquelle le narrateur, devenu vieil homme, professeur de littérature dans le secondaire à la retraite, dissèque, tel un entomologiste des sentiments, les différents aspects d'une situation qui mène un père et une mère à se vautrer dans le pathétique. Le daron est un ex-soldat à la retraite reconverti en trafiquant de viande chouravée, qu'il achète à des Indiens pour la revendre à un employé des chemins de fer - jusqu'au jour où cette contrebande de bas niveau déraille tout à fait. La daronne, elle, est une intello un peu chichiteuse qui jour après jour regrette un peu plus son mariage avec un loser inculte, pire : gentil. A la rigueur, à la lecture du pitch, on imagine un William H. Macy total-craignos embarqué dans une histoire trop grande pour lui dans l'ambiance glacée du nord des Steïtes, poursuivi par des tueurs sans cervelle pour un deal passé avec un Indien, le tout mis en scène par... les frères Coen, oeuf corse. Euh... En fait, un peu Fargo, quoi. Oui, mais pas que - il y a l'écriture. Et le Canada.
Quel tour de force de Richard Ford ! Produire dès l'incipit un événement qui ne sera mis au jour que des heures et des heures de lecture plus loin - il en faut, de l'écriture autant que du culot, pour tenir le lecteur en haleine, sans pour autant qu'on ait affaire à un page-turner, ces bouquins qu'on avale car ils suivent une recette de fabrication éprouvée... Au fil des pages, millimètre par millimètre, se déploie la psyché d'une mère frustrée, d'un père trop impatient, de deux jumeaux (le héros, Dell Parsons, a une soeur, Bev) - un corps familial que les contrecoups d'une existence ratée fragmentent petit à petit. Corps qui ne sera assemblé à nouveau qu'une fois, en encore, par hémiplégie - le jour du braquage pour les parents, la nuit suivante pour les deux enfants. Deux scènes terribles, quatre personnes meurtries.
L'auteur, discrètement, comme sans y penser, lâche au fil des pages d'autres annonces d'événements excavés bien plus tard dans le récit - chez Gérard Genette, théoricien de la narration, on parle de prolepses - à l'instar du Petit Poucet, lors de l'abandon parental, pour tenter de retrouver son chemin. Comme on le dit au tarot, toujours, la littérature de Ford est une littérature qui fait des plis... Sauf qu'une fois au Canada, le jeune Dell se retrouve sans billet de retour, sans autre solution que de refaire sa vie. Ce qui ne sera pas aisé, parce que le Canada, 1961, c'est sauvage, furieux.
Deux choses m'ont particulièrement plu dans ce roman. D'une part, le fait que l'auteur parvient à combiner à merveille la charge narrative prise par Dell âgé et l'adolescent, lui jeune, qui est au centre du récit. Vous avez sous vos yeux, mais surtout entre les oreille, les mots d'un vieillard qui raconte son adolescence, cependant ce n'est pas la voix fatiguée du retraité que l'on perçoit, ni celle, mal assurée, d'un garçon en pleine mue, mais bien un hybride des deux, une chimère narrative qui produit une internarrateur, un interpersonnage vivant, bluffant. Qui parvient, du haut de ses soixante-quatre ans, à faire une synthèse détaillée des événements et à rendre compte, de manière ultra-réaliste, des doutes, des aspirations, mais aussi de l'indolence préoccupée que l'on perçoit chez ce cousin de l'Antoine Doinel des 400 coups.
Un autre aspect du livre me semble tout à fait réussi - son découpage. Il est réparti en trois chapitres, le génie étant que le dernier ne fait qu'une vingtaine de pages : une paille, en regard du reste (plusieurs centaines de pages pour chacun des deux autres). Ce déséquilibre m'a rappelé celui de To the Lighthouse (Promenade au phare) de Virginia Woolf. Dans Promenade..., c'est la deuxième partie qui est très courte : après un ample premier chapitre plein de vie et de polyphonie dans la maison des Ramsay, le chapitre deux donne à sentir une soudaine accélération du temps alliée à un changement des points de vue et la mélancolie de la décrépitude. Dans Canada, donc, ce momentum, comme on désigne en anglais une accélération brusque, a lieu à la fin - un concentré de déliquescence autant qu'une tentative de réunir les fragments tout en sachant que cette entreprise pour Dell est sans espoir. Le visage bouffi de sa frangine mourante, jailli des plis pour se juxtaposer sur celui qu'elle portait cinquante ans avant, rond, mutin et blanc comme celui d'une ado gothique, gicle sur les yeux du lecteur par la biais de ce chapitre tendu comme un lance-pierre. Coda glaçante.
Attachez vos ceintures et filez sur Canada.
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Par pacobalcon le 21 Décembre 2011 à 22:40Décidément, Pacobalcon, encore à la bourre - tu vas voir qu'il va nous parler d'un truc qui remonte à Mathusalem !
Presque ! La rentrée littéraire 2011, ça fait déjà pas loin de quatre mois, et en temps-internet, ça fait une éternité. C'était quelques semaines à peine après la sortie de l'iPad 2, alors qu'aujourd'hui on sait déjà que l'iPad 3 sera muni d'un écran Retina...
Depuis octobre, j'ai eu entre les mains trois des ouvrages de cette rentrée, dans cet ordre : Le ravissement de Britney Spears, de Jean Rolin (P.O.L), Limonov, d'Emmanuel Carrère (même éditeur) et enfin Jayne Mansfield 1967, de Simon Liberati (Grasset). Alors que je lisais ces ouvrages, s'est dégagée l'image, qui me semble originale dans le paysage littéraire français, d'une hyper-figure. Un visage immédiatement identifiable, et de partout, composé de l'infinité de fragments que constituent les écrans du monde. Un visage auquel un nom, inlassablement, renvoie. Spears, Limonov, Mansfield. Spears, Limonov, Mansfield. Spears, Limonov, Mansfield. Ces trois livres, dans lesquels l'imaginaire a la portion congrue, organisent une succession d'allers-retours entre le monde dont notre quotidien est tapissé et la figure qui jaillit du texte, ils mordent dans le réel pour en arracher des morceaux qu'ils travaillent jusqu'à épuisement. Mais au fond, s'il n'y a qu'un monde, chose entendue, y existe-t-il des plis, et des replis possibles, dans lesquels moi, lecteur, je puisse me lover pour exister, et y découvrir - pourquoi pas ? - mon propre visage ?
Rapprocher les livres ayant pour sujet avoué Britney Spears et Jayne Mansfield, cela tient de l'évidence : célébrité phénoménale et insupportable, manipulation et débordement de l'image, grandeur et déchéance, substances diverses et variées... Mais, trois pour le prix de deux ! je décèle les traces d'une communauté de matériau littéraire dans Limonov, personnalité qui n'a pour le moins pas emprunté les mêmes canaux médiatiques que nos deux stars du show-biz américaines.
Le pitch
Dans Le ravissement de Britney Spears, un espion français en station au Tadjikistan revient sur sa précédente mission, qui consistait à surveiller les allées et venues de l'interprète de Toxic dans Los Angeles sous le pretexte que les Services Secrets français avaient intercepté des informations d'après lesquelles elle allait être la cible d'un attentat terroriste monté par des islamsites. Dans Limonov, Emmanuel Carrère brosse le portrait d'un poète russe devenu une figure politique dans son pays après des années d'exil ayant fait de lui, entre autres, un clochard dans les bas-fonds new-yorkais, puis un sniper dans les collines entourant Sarajevo assiégée en 1994, après avoir été érigé en figure tutélaire d'un certain milieu littéraire parisien des années 80. Dans Jayne Mansfield 1967, Simon Liberati retrace l'enchaînement des événements qui mènent une star adulée aux excès dans lesquels a baigné Jayne Mansfield des années durant, avant de finir dans un terrible accident de voiture, à l'intérieur d'une Buick Electra 1967 incarcérée dans la benne d'un camion de poubelles.
Ce qui m'a fait penser à cette hyper-figure, c'est, en premier lieu, à la fois ce mélange d'enquête et de mise en scène sur trois personnages éponymes existant ou ayant existé. Il est significatif que les trois récits soient nommés d'après les personn(ag)es qui les investissent. D'autre part, ce qui m'intéresse, ce sont les moyens employés par les auteurs pour mener et dévoiler leur investigation, puisque tous trois soulèvent la question de la manière contemporaine d'obtenir, transformer et diffuser des informations en littérature. Ce qui m'occupe, enfin, c'est la manière dont ces livres entrent en résonance par une étonnante série de coïncidences, ou plutôt de contingences. Or, cette intertextualité entre elle-même en résonance avec mon propre parcours. J'aurai donc l'audace d'exposer une poignée de fragments personnels dans cet article.
Enquête et mise en scène
Dans De sang-froid (In Cold Blood, 1966), Truman Capote explorait la manière dont deux péquenots se rendent coupable d'un crime atroce, créant ainsi ce qu'on nomme parfois le premier roman non-fictionnel. Pour cela, Capote se rend en prison régulièrement, dialogue, questionne, recherche. Dans La malédiction d'Edgar, Marc Dugain présente sous forme romanesque les relations particulières qu'entretinrent le Directeur du FBI (à la tête de cette institution pendant... 48 ans, de 1924 à 1972!) et son adjoint et amant, Clyde Tolson - et à travers cette radiographie se déploie l'histoire américaine d'après-guerre, en particulier un redoutable portrait en creux de la famille Kennedy, notamment de l'aïeul, Joseph, sinistre New Englander dont le costume parfaitement taillé masque mal le penchant criminel. Ces deux textes, très fouillés, très documentés, font surgir les personnages à partir d'un contexte très précis, comme le font les trois livres qui constituent notre objet.
Comme dans un livre de Norman Mailer, les trois livres qui nous occupent aujourd'hui s'appuient donc sur une manière de "New journalism". Or, dans chacun d'eux, il y a une opération de distanciation par rapport au sujet qui permet la mise en relief du personnage: chez Liberati, c'est la distanciation géographique. Le narrateur n'amène pas le lecteur à l'imaginer sur le sol américain - au lieu de quoi, il se positionne systématiquement en déchiffreur de la documentation disponible, et pour ce qui est de l'accident, la description hyper-précise, clinique même, est posée en équilibre sur d'autres textes, d'autres récits et témoignages, des vidéos, des photos (nous reviendrons là-dessus). Chez Rolin, c'est d'un procédé très différent qu'il s'agit : le narrateur n'a de cesse de rappeler au lecteur sa présence sur les lieux de l'investigation, son quadrillage de Los Angeles a la saveur du vrai, alors que pour le coup les personnages sont fictifs - comme ce FUCK (François-Ursule de Courson-Karageorges), paparazzi français aux inépuisables ressources. La distanciation se double ici d'une dimension géopolitique globale, et Shotemur, personnage mystérieux qui officie comme chef du narrateur, accompagnera ce dernier vers sa fin dans un village tadjik dont les versants abrupts, aux confins du Pamir, possèdent une vue imprenable sur le nord de l'Afghanistan, ses rebelles, ses talibans, son bourbier pour l'armée américaine... Chez Carrère, enfin, la distanciation serait plutôt temporelle : de même que pour son film, Retour à Kotelnitch, dans lequel il "réalisait" que son immersion au-delà de la Volga répondait au désir inconscient de frayer jusqu'à ses origines familiales, les 500 pages de Limonov ont pour source apparente le désir de l'écrivain de mesurer les changements survenus depuis le temps où, jeune homme de lettres, il éprouvait une grande fascination pour le poète russe, dans le Paris des années 80.
Du reste, chacun des trois auteurs offre une méditation sur la fascination, et c'est aussi cette fascination qui me fait employer le terme "hyper-figures". En effet, quoi de plus méprisable, a priori, qu'une blonde péroxydée aux seins de compétition n'ayant tourné aucun film digne de ce nom? Qu'une autre blonde, bon... sans les seins gonflés à l'hélium, ayant livré par conteneurs entiers des tubes parfaitement oubliables? Et - pire - qu'un type exprimant sans fard un nationalisme exacerbé, n'hésitant pas à apporter son soutien à Karadzic et au Général Mladic en plein génocide bosnique? Et pourtant, les trois auteurs, qui affichent parfois leurs doutes à l'égard de leur sujet, manifestent une attirance indiscutable.
La fascination pour le sujet
A la page 120 de Jayne Mansfield 1967, l'auteur ramasse sa prose pour dire explicitement quelque chose de l'attrait qu'exerce sur lui la pin up : "Ici encore, les photos attestent du mélange de farce, de jeu naïf avec le Mal propre à l'artiste qui se faisait appeler Jayne Mansfield {appelée plus tard, page 128, "l'artiste qui répondait au nom de Jayne Mansfield"}. Tout est drôle ensoleillé, californien, insouciant et pourtant l'histoire finit dans un bain de sang. Cette conjuration du diable, de la fuite en avant, de la rage, de la Californie, des enfantillages et du grand amour ordonne le romantisme rose et noir propre à Jayne Mansfield". A travers cet oxymore, ce "Mal propre", Simon Liberati nous invite, non pas à dépasser, mais à associer l'image de la blonde platine au spectacle du carnage qui a lieu en coulisses. L'image se combine à l'humain, pour un personnage bien plus troublant et libre qu'il n'y parait. Il écrit au sujet de la pulpeuse créature : "Jayne Mansfield n'est que la réponse trouvée par une volonté et une énergie supérieures à une situation historique : la fin du star-system et des femmes objets."
Par ailleurs, en creux de son portrait de Britney Spears, Rolin aborde le personnage de Lindsay Lohan (justement mentionné par Liberati dans Jayne Mansfield 1967), pour laquelle il semble éprouver une tendresse particulière. Derrière le pathétique des beuveries, des amendes pour D.U.I. (Driving Under the Influence, conduite en état d'ébriété), des séances photos sous médocs, des pipes dans les parkings contre le capot de la voiture, du chassé-croisé avec les paparazzi, derrière le mélange d'agressivité et de fragilité, il signale une humanité qui donne du sens au récit. Et sa limite.
Enfin, Carrère, au long de son ample récit, présente explicitement ses doutes par rapport à Limonov, non seulement l'homme mais aussi le livre lui-même. Page 443, il s'en ouvre : Il y a eu des périodes, tandis que j'écrivais ce livre, où je détestais Limonov et où j'avais peur, en racontant sa vie, de me fourvoyer." Page 409, l'auteur avance en revanche qu'il "faut reconnaître au moins une chose à ce fasciste : il n'aime et n'a jamais aimé que les minoritaires. {...} si erratique que semble sa trajectoire, elle a une cohérence qui est de s'être toujours, absolument toujours, placé de leur côté." Avant de préciser, page 484 : "Il a eu... une vie passionnante. Une vie romanesque, dangereuse, une vie qui a pris le risque de se mêler à l'histoire." De surcroît, hésitant sur la fin à donner à son ouvrage, Carrère fait état d'une conversation avec son fils, scénariste, qui lui conseille une fin à la Raging Bull : "il est gros, il gagne sa vie en faisant un numéro... dans une boîte minable. assis devant le miroir de sa loge. Il attend qu'on l'appelle pour entrer en scène... Il s'extrait pesamment de son fauteuil.... se regarde dans le miroir, se dandine..." et sort. Miraculeuse passerelle ! c'est, presque mot à mot, le minute des dernières soirées de... Jayne Mansfield, dont Liberati donne un compte-rendu détaillé - soirées passées dans un cabaret de Biloxi, Mississippi, chez un Grec louche qui rechigne à lui verser les émoluments promis pour son numéro (foireux et abrégé) de strip-tease, devant une salle clairsemée. Ce Grec qui contre son gré, peu avant "les basses heures de la nuit", acceptera à contrecoeur de lui prêter la Buick Electra bleue de sa femme, funeste véhicule dans lequel Mansfield, son amant et le chauffeur, qui se trouve être le gendre du Grec, passeront leurs dernières heures.
Echapper à l'hyper-figure
Autre passerelle absolument étonnante : en 2007, Carrère passe un moment dans la datcha d'un Limonov vieillissant, à la sortie de Moscou. Atmosphère détendue, riante et joyeuse (à contre-courant de l'existence du Russe). Alors qu'il demande à Edouard si c'est ainsi qu'il se voit vieillir, "Finir en héros de Tourgueniev?", le poète lui répond : "Vous connaissez l'Asie centrale ?" Carrère, pour qui c'est "le lointain absolu", note que "c'est en Asie centrale, poursuit Edouard, qu'il se sent le mieux au monde".
Lorsque je travaillais pour une association humanitaire dans le Caucase, en 1995 et 1996, j'étais souvent amené à deviser avec des coordinateurs de tous horizons, dans le cadre plus ou moins officiel de "fundraising nights", ou bien, à l'occasion, autour d'une Efes turque dans un de ces gigantesques hôtels d'ex-Union soviétique, vides et poussiéreux, à l'accueil lamentable, dont le sol, dans les halls interminables, est recouvert d'un tapis sans âge. Or, un week-end que nous étions réunis à Bakou, sur les bords de la Caspienne, je partis dans une conversation avec un duo de Canadiens ayant pour mission d'évaluer la viabilité du tissu économique et financier local - bref, ils avançaient en sous-main pour la Banque mondiale et s'étaient donné pour objectif d'analyser les perspectives de réduction des dépenses publiques pour le développement du secteur privé, plus encourageant pour ce qui concernait l'Azerbaïdjan où nous nous trouvions (la Mer caspienne est gorgée de pétrole) que pour la Géorgie ou, pire, l'Arménie (où je résidais), enclavée en raison de son conflit séculaire avec la Turquie et de la pauvreté de son sous-sol, pays qui a choisi de se tourner vers un passé glorieux d'où se dégage, comme un visage parfois remonte lentement à la surface de l'eau, la figure grave de Tigran le Grand, tutelle d'une nation mélancolique bercée par la contemplation quotidienne, depuis les hauteurs de Erevan, de la déchirante fratrie que forment le mont Ararat et son petit frère, ses enfants perdus, qui émergent du plateau anatolien turc et semblent prendre chaque jour plus de hauteur pour mieux rappeler aux Arméniens le génocide de 1915.
Alors, donc, que je me trouvais en compagnie de mes deux analystes financiers canadiens à proximité de la Tour de la Vierge - qui avec le Caravanseraï est un des rares monuments de Bakou - l'un d'eux tendit le bras vers la mer Caspienne et me désigna, au loin, le Turkestan, dont il revenait - il gardait un souvenir ému de Samarcande, Boukhara et Khiva, perles de la route de la Soie. Au demeurant, le terme de Turkestan relève aujourd'hui d'un abus de langage car il renvoie à une période historique déterminée et close, le Grand Jeu, qui au dix-neuvième siècle opposa la Russie et la Grande Bretagne au sujet du contrôle de ces terres arides : on parle aujourd'hui bien plus volontiers d'Asie centrale, réalité géopolitique s'étirant de l'est de la Caspienne au Xinjiang Chinois, du sud de la Russie aux montagnes afghanes, qui regroupe des entités dont le point commun est de posséder une langue turcique : Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan et Kirghizistan, ainsi qu'un pays où la langue principale n'est pas turcique mais un dérivé du persan : le Tadjikistan.
Implacable attirance des noms ! Moi qui pour tout bagage ouzbek ne possédais à cette époque que ma lecture de la BD La maison dorée de Samarcande, une aventure de Corto Maltese, et qui n'étais jusqu'alors même pas bien certain que cette cité ne fût une invention de ce magicien d'Hugo Pratt ! J'entrepris donc de basculer dans le réel et de me frotter à ces terres lointaines dont les noms soulignent le visage irréel et bleuté, comme du khôl. Quatre ans plus tard, après avoir fait danser ces mots dans ma tête à peu près un jour sur deux, je mettais les pieds en Asie centrale, en compagnie de la femme de ma vie et d'un ami cher, après un trajet de quatre jours en train depuis Moscou-Kazan, débarquant sous un soleil de plomb à Bishkek, petite capitale verte aux avenues tracées au cordeau. A Bishkek, la statue de Lénine pointe toujours du doigt vers la Chine, comme une aventure de plus à vivre, et sur la Grand Place on déguste des brochettes de boeuf à couper le souffle. Le soir, les jeunes viennent noyer leur désespoir dans la vodka bon marché servie en bouteilles d'un demi-litre pendant que les vieillards, la moustache fournie et l'oeil alourdi, regardent les contreforts de l'Ala-too en se souvenant des jours anciens, lorsque la ville se nommait encore Frounze, d'après le nom d'un général de l'Armée rouge né au Kirghizistan missionné par Trotsky pour conquérir la Crimée puis l'Ukraine et qui mourut dans des circonstances douteuses car il faisait de l'ombre à Staline.
Quelques semaines plus tard, fin juillet 2000, après avoir traversé la vallée du Ferghana à la hussarde, notre Daewoo filait vers le centre-ville de Samarcande à la recherche d'un hôtel pour nous reposer (que le lendemain nous refuserions de payer car il n'y avait pas d'eau), et, comme dans un rêve, où plutôt comme dans une nouvelle de Jorge Luis Borges, nous passâmes, aux basses heures de la nuit, à toute allure devant le Reghistan, sans nous arrêter, nos rétines ne captant que quelques faisceaux lumineux et l'arrondi des dômes. Depuis cette nuit-là, en dépit du temps que nous y avons passé le lendemain et les jours suivants, en dépit du fait que c'est sur cette place même que bâté d'un sac à dos de 80 litres, deux tapis et un accordéon achetés au Kirghizistan, je me brisai le pied ; malgré tout, donc, depuis cette nuit-là, je doute, au fond, de l'existence du Reghistan.
Emmanuel Carrère, pour clôre son récit, déplace notre regard vers l'endroit précis où le narrateur du Ravissement de Britney Spears disparait en silence, à l'insu de tous. Enfonçant le dernier clou de son récit, l'auteur de Limonov dresse le portrait de ces mendiants d'Asie centrale que le poète russe lui vante : "On ne sait pas ce qu'a été leur vie, on sait qu'ils finiront dans la fosse commune. Ils n'ont plus d'âge, plus de biens à supposer qu'ils en aient jamais eu, c'est à peine s'il leur reste encore un nom. Ils ont largué toutes les amarres. Ce sont des loques. Ce sont des rois."
C'est à Los Angeles, à New-York, à Paris, à Moscou qu'on baigne dans l'hyper-figure. L'Asie centrale est devenue un refuge pour en être épargné - sauf si on est un barbouze de la DGSE, apparemment.
Informer
Les trois livres dont il est question ici donnent une idée de la manière de déployer l'information en littérature aujourd'hui. En effet, comment écrire dans une ère d'hyper-information?
Rolin, c'est lié à l'adoption d'une narration à la première personne, fait état de recherches sur internet, de moyens d'élaborer des points de repère et de contact dans la ville. Surtout que le narrateur quadrille Los Angeles à pied et en autobus. Carrère, lui, est plus discret sur l'usage des moyens électroniques d'information. Ils ne semblent pas au coeur de sa recherche, ni de son écriture. Dans les allers-retours effectués entre son doute, son parcours, ses origines russes et son portrait de Limonov et de la Russie elle-même, c'est de livres et de bibliothèques que bien souvent il sagit explicitement pour les nombreuses recherches effectuées, même si l'auteur nous invite à jeter un coup d'oeil sur Youtube pour y voir un Limonov au sourire d'enfant, kalachnikov à la main, lâcher quelques rafales à l'aveuglette en direction du centre de Sarajevo, en contrebas, dans la souricière où on imagine au même moment des femmes traversant Sniper Alley affolées, au coeur de la ville-piège où l'on risque sa vie pour récupérer un morceau de bois, n'importe lequel, pour ne pas crever de froid. Ville portant le visage de la mort.
Combien je fus incapable de prévoir un si sordide destin à la capitale bosnienne lorsqu'en avril 1991, quelques semaines avant le conflit, j'y pris le train, sur les traces d'une Serbe dont j'étais amoureux, lors d'une quête qui me mena ensuite plus au sud jusqu'à Mostar, adorable cité cosmopolite sur le pont de laquelle je passai une journée délicieuse à écrire des lettres et lire des livres ! Entre chien et loup, alors que j'étais penché depuis ce pont, après quelques verres de slivovic, je balançai à la rivière une All Star montante de couleur crème, qui à l'heure qu'il est, pour un peu, reste bloquée dans quelque anfractuosité de la Neretva, attendant patiemment mon retour pour remonter à la surface de l'eau, afin que je puisse contempler le visage de ma propre histoire.
Nous roulons vite. A toute allure dans une Golf. Nous écoutons une reprise des Animals. Fort. Le chanteur serbe a la voix d'Eric Burdon. Les percussions psyché rythment notre avancée dans la montagne. Au son des maracas et d'une lourde basse, nous frôlons la glissière de sécurité. La gomme n'est plus au contact du sol. Nous sommes allongés sur la banquette arrière. Fenêtres baissées. Le ciel se rapproche de nos yeux. Sur la colline, en lettres blanches géantes : Tito, Volimo Te. Hollywood on Balkans. Jelena. François, volim te. Nous rions. La Golf s'est muée en drône. Nous sommes en apesanteur. Nous patrouillons au-dessus de la nuit d'Herzégovine. Le groove. Le chuintement du vent contre la carosserie. Les mortiers sont silencieux. Pour combien de temps encore ? En contrebas, une fragile arche de pierres relie la quartier bosniaque au quartier serbe.
Pour dîner, nous nous sommes installés sur une large dalle. Qui fait office de terrasse. Il fait doux. On nous apporte d'énormes karageorgevas dans des assiettes blanches. Des escalopes de veau fourrées au fromage. Roulées. Panées. Puis frites. Anna regarde son plat d'un oeil coquin. Nous rions. Après manger, direction la Golf. On retourne dans la nuit. A toute vitesse. Je dors ailleurs. Il faut me dissimuler. Me déposer chez un ami, puisque la famille de ma dulcinée doit ignorer ma présence. Secret de polichinelle.
Sur une photo totalement floue, je suis appuyé contre un long mur décrépit. On entend mon rire. Je ne porte qu'une chaussure. Montante, de couleur claire. On y entend aussi le rire de la photographe. Rire emporté par le temps et les eaux vertes de la Neretva. Jusqu'en Mer adriatique. Qui devient murmure et se déplace en cabotage jusqu'à Dubrovnik. Fraye entre le talon de la botte italienne et la côte albanaise. Puis de nouveau prend de l'ampleur dans les eaux tumultueuses de la Méditerranée. Contourne les rives grecques. Avant de traverser le Détroit de Canakkale. Glisse sur les eaux de la mer de Marmara. Rire qui s'extrait du goulot stambouliote. Roule sur la mer Noire jusqu'à Batumi, Géorgie. Grimpe dans un vieux camion Mercedes bariolé. Bringuebale. Qui me retrouve sur une terrasse des sommets d'Erevan. Où je dors emmitouflé dans un épais duvet tout neuf. Face à l'Ararat. Il fait moins treize. Trop froid. Qui retourne à Mostar. Se hisse sur un pont enjambant les eaux vertes de la Neretva. Où je lis Les faux-monneyeurs. Qui finit sa course dans la petite poche ventrale de mon sac à dos Jansport violet, posé à mes pieds. Je n'ai pour tout bagage que ce souple cartable à l'intérieur duquel j'ai bourré un vieux duvet blanc aux rayures bleues, usé jusqu'à la corde, qui ne réchauffe plus que mon âme. Je suis assis. Seul. Les eaux joyeuses de la rivière en contrebas. La guerre va éclater dans quelques semaines. Je ne comprends pas ce qui se passe. Je vais bien. Je ne vais pas tarder à repartir pour Sarajevo. Le voyage déforme ma jeunesse.
Agréable Mostar, dont le pont fut trois ans plus tard détruit également - de même que la métaphore qui va avec. Cité amputée où je n'osai pas retourner lorsque je séjournai à nouveau en Bosnie*, à l'automne 1996, concentrant mon rayon d'action sur Sarajevo, Zenica et Gorazde, perdu parmi l'immense foule des samaritains de l'humanitaire faisant vrombir le moteur de leur rutilant 4x4, patrouillant à la recherche d'une niche de population vulnérable digne de ce nom comme le bedonnant John Sutter, dans la vierge Californie des années 1840, grattait le lit des rivière pour y trouver la pépite qui lui donnerait enfin le sourire.
Il y a quelques temps, accusé d'avoir plagié Wikipedia lors de la sortie de La carte et le territoire, Michel Houellebecq avançait qu'une des gageures dans l'écriture contemporaine consistait à écrire à la manière de Wikipedia, pour effectuer une "tentative de brouillage document réel/fiction". C'est à mon sens Simon Liberati qui va le plus loin dans l'intégration de l'hyper-texte dans son écriture. De deux manières. Dans la densité des informations liées à un événement précis, d'une part. Dans la manière d'articuler le récit, d'autre part. Pour ce qui est de la densité des informations, qu'on en juge - pages 32 et 33 de Jayne Mansfield 1967 :
"En décembre 1964, grâce aux efforts de son patron, le colonel Thomas Burbank, la LSP s'était vu offrir une nouvelle flotille de véhicules modernes destinés à redonner du cachet à la maison. Pour tout dire, les vieilles Chevrolet Biscayne datant de 1957, avec leur double optique avant et leurs ailerons arrière, n'avaient pas toutes été revendues aux ferrailleurs comme elles le méritaient, et l'ensemble du parc avait profité d'un nouvel aménagement de phares d'alerte lumineux d'un bleu intense, plus tonique, ainsi que d'une peinture de carosserie rénovée dans une bichromie bleu et blanc, plus élégante. Sur les clichés de la nuit du drame, on aperçoit deux modèles de voitures de patrouille utilisées couramment à l'époque dans les états du Sud : une Dodge Polara et une Ford Galaxy. La présence d'une quinzaine de policiers en uniforme autour du site indique qu'au moins quatre véhicules de police assourdirent les assistants de leurs sirènes d'alarme en déboulant des Rigolets.Ils arrivaient du comté de Slidell par la bretelle 190. L'échangeur se situait avant le pont, au niveau de l'ancien restaurant-poste à essence The White Kitchen (détruit en 1986) où la Buick s'était arrêtée spet minutes avant l'accident pour permettre à la principale passagère, élue Gas Station Queen en 1952, de se rendre aux toilettes."
Wikipedia, Mappy, Google map, Google Earth, etc. On voit dans cet extrait que les sources électroniques forment un vivier dans lequel puise l'auteur pour produire un "effet de réel" saisissant. Les compléments d'information sont de rigueur tout au long du roman.
Mais il ne s'agit pas non plus d'un catalogue ou d'un rapport de police, ce texte fait littérature, et ce qui compte vraiment, c'est la manère dont le roman, dans sa fabrication même, fait sien l'objet "lien hypertexte". Dans les 60 premières pages, le récit s'articule sur des liens de ce type qui éloignent le lecteur du lieu de l'accident, par bonds successifs, avant que l'auteur le ramène immanquablement à la sortie du pont, lieu de l'accident : le lien hypertexte permet de déplier et plier le récit à loisir, d'une manière suprenante. Ceci étant dit, cet hyper-monde que Liberati déploie sous mes yeux, il peut bien me suprendre, il ne m'étonne guère. De même que pour Le ravissement de Britney Spears, cette entreprise de décodage créatif du monde contemporain porte en elle les germes de sa perte, car elle ne peut se dégager d'une conséquence : en travaillant l'hyper-figure et en s'appropriant l'hyper-lien comme procédé littéraire, ne transforme-t-elle pas le livre en un objet hyper-dérisoire, sorte de vidéo Youtube en papier, de la littérature en str(eam)ing ?
Ce qui reste
C'est à mon sens le livre le moins novateur qui est le plus réussi. Je considère pour ma part que Limonov constitue un livre-somme, un livre-siècle d'une grande réussite. Traiter de Limonov, c'est traiter de la Russie, d'aujourd'hui et d'hier, c'est à dire du monde tel qu'à mes yeux il présente un intérêt : qui m'étonne. Les deux autres livres, en dépit de leur audace, et, même, de leur modernité formelle, me laissent sur ma faim. Oh ça, ils se lisent sans déplaisir ! Britney Spears, au final, est une créature bien malheureuse. Jayne Mansfield avait la main sur son destin, c'était, dans le fond, une femme libre. Et alors ? Gho (comme on dit en persan) ? Lorsque ce que l'on me donne à lire reflète trop fidèlement le visage que le commerce du monde me livre chaque jour, jusqu'à saturation, je détourne les yeux. Qu'on m'offre l'Asie centrale, d'autres Asie centrale, bon sang !
* Au sujet du retour, de l'idée de revenir sur ses pas, Mathias Enard, dans le sublime Zone (2008), dessine en une phrase de plus de cinq cents pages une spirale de la taille du bassin méditerrannéen dont chaque courbe heurte brutalement la ligne droite du trajet Florence-Rome que le narrateur effectue en train au cours d'une interminable nuit. Une longue digression emporte le lecteur dans un mouvement de va-et-vient sur des lieux énoncés, ressassés. Tour de force littéraire : au fur et à mesure de sa progression, le récit sédimente sa propre mémoire qui se fixe à la fois à celle du lecteur et sur le socle de la mémoire collective - l'Histoire. Je cite, page, 436 : "et Rome, Rome où toutes les routes passent avant de se perdre dans la nuit que vais-je faire on est toujours tenté de revenir en arrière de retourner là où on a vécu comme la Caravage peintre de la décapitation voulait retrouver Rome, malgré le luxe de Malte la beauté pourrissante de Naples, sans repos ni cesse le Caravage désirait la Ville Eternelle les bas quartiers les coupe-jarrets autour du mausolée d'Auguste les amants de passage les jeux les rixes la vie dérisoire où retournerai-je, moi, à Mostar écrasée par les obus à Venise entre le beau Ghassan et Ezra Pound le dément, à Trieste dans la villa maudite du Herzog von Auschwitz, à Beyrouth auprès des Palestiniens farouches à Alger la blanche lécher le sang des martyrs ou les plaies des innocents torturés par mon père, à Tanger entre Burroughs l'assassin halluciné Genêt l'inverti lumineux et Choukri l'affamé éternel, à Taormine pour me soûler avec Lowry, à Barcelone, à Valence, à Marseille, chez ma grand-mère amoureuse des têtes cournonnées, à Split chez Vlaho le mutilé, à Alexandrie l'endormie, à Salonique ville des spectres ou sur l'île Blanche cimetière des héros, que ferait Yvan Deroy le fou où irait-il... "
C'est pas magnifique, ça?
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Par pacobalcon le 3 Août 2011 à 19:36
On the Road – La révolution kerouacienne
On nous annonce, pour le printemps, une version filmée du célèbre roman de Jack Kerouac, On the Road, écrit en 1951. Et comme c'est Walter Salles, l'estimable auteur de Carnets de voyage, entre autres, qui s'en est chargé, on piaffe d'impatience...
La version retenue par Walter Salles est l'édition "originale" de 1957, une version de son récit que Kerouac avait quelque peu remaniée après que celui-ci eût été refusé par les éditeurs six ans plus tôt. Ce n'est en effet que cinquante ans plus tard, en 2007, que le manuscrit tel quel, l’original, celui de 1951 donc, a été publié, avec pour sous-titre The Original Scroll (« Le rouleau original »), car l'auteur l'avait intégralement rédigé sur un rouleau de sa fabrication de quarante mètres de long. La principale différence entre les deux versions est que, après avoir essuyé le refus des éditeurs, Kerouac s'était, entre autres modifications plutôt mineures, décidé à changer les noms des protagonistes, lui-même devenant Sal Paradise, son comparse Neal Cassady devenant Dean Moriarty, Allen Ginsberg Carlo Marx, etc. Ayant lu les deux versions, j'ai pour ma part une légère préférence pour le rouleau original : outre sa dimension mystique indéniable, il a l'avantage de mentionner directement les personnages, ce qui en facilite la lecture sans en gâter la littérarité, et la sexualité est plus explicite - et il n'est de surcroît pas corrigé. Ce sont donc des extraits de On the Road, The Original Scroll (Penguin Modern Classics, 2007) que je mentionnerai dans mon article, précédés de traductions personnelles.
Dans Carnets de route, en 2004, Salles avait montré comment un voyage à moto, à travers l'Amérique latine, avait plongé Ernesto Che Guevara, jusqu'alors jeune bourgeois vivant dans les beaux quartiers de Buenos Aires, dans la misère des masses des pays environnants et avait fait naître en lui une conscience politique qui allait rapidement se muer en force de combat nourrie d'esprit révolutionnaire. Rien de tout cela dans On the Road : le livre n'est à aucun moment traversé d'une quelconque conscience politique, c'est de conscience littéraire qu'il s'agit. Beatniks, hippies, pas confondre ! Kerouac ne s'est jamais préoccupé de l'idée révolutionnaire, ni de politique d'ailleurs - il exécrait les rassemblements pour la paix et le Flower Power de masse. Alors, qu'est-ce qui peut bien intéresser Walter Salles dans ce récit - au-delà du fait qu'à peu près au moment où Kerouac relevait la tête après d'interminables heures penché sur sa machine à écrire Underwood, Ernesto Che Guevara enfourchait sa Norton 500 cm³ pour filer vers le Chili ?
Revenons au pitch de On the Road : il s'agit d'un récit dont l'objectif avancé par Kerouac est de rendre hommage à Neal Cassady, son compagnon de route par intermittence, sur les quatre années écoulées. Neal est un "vilain garçon", ancien taulard beau comme un dieu et débordant d'énergie :
Au fond, chez Neal, c’était tout simplement la vie qui giclait par tous les pores.
(In all, what Neal was, simply, was tremendously excited with life.)
Neal et lui vont, de 1947 à 1950, arpenter l'Amérique dans tous ses recoins et ce quadrillage donne à l'auteur l'occasion de dresser le portrait d'un gang, les beat poets - dont certains sont entrés au panthéon des lettres américaines, tels Allen Ginsberg et William Burroughs - ainsi qu'un portrait de l'Amérique qui nous semble tout à fait cardinal, en ce sens qu'au fil du texte apparaît une abstraction américaine, stupéfiante forme littéraire dont les drogues, la vitesse, les jeans, etc. ne constituent que les éléments les plus facilement identifiables (et auxquels on résume trop souvent le livre). Or, ce gang qui part à l'assaut de l'Amérique fait écho à une célèbre expédition qui bien avant avait quadrillé le même territoire, l'expédition « Lewis and Clark », qui se déroula de 1804 à 1806. Dans les deux « comptes rendus », On the Road, pour Kerouac, et The Journals of Lewis and Clark, pour les deux soldats, les mots America et American sont employés de manière tout à fait significative : on cherche, à tâtons, les pieds dans la boue, à frotter le terrain contre un idéal, et de ce frottement naît l'expérience de l'Amérique.
En attendant de voir le film, et de savoir ce que dans ce récit Walter Salles a tenu à mettre en scène, je vous soumets ma propre lecture de l'ouvrage de Kerouac, centrée sur cinq questions.
Quels sont les éléments communs aux deux expéditions, celle de Lewis et Clark et celle de Kerouac ? Quels sont les symptômes qui montrent que Kerouac, désorienté, entre en crise d'identité ? Comment peut-il se réapproprier l'Amérique ? Comment va-t-il partager cette réappropriation avec la génération miraculeuse des beat poets ? En quoi, enfin, ce texte est-il une abstraction américaine ?
Deux expéditions pour un territoire
En 1947, Jack Kerouac, âgé de 25 ans, quitte l'appartement de sa mère situé dans le Queens à New York, pour retrouver son ami Neal Cassady avec lequel ils ont prévu de pousser jusqu'à l'océan Pacifique. A pied, en voiture, en car, ils y parviendront, mais arrivés à San Francisco ils repartent, et leurs pérégrinations de ville en ville, quatre années durant, sont reportées dans On the Road.
Un peu moins de cent-cinquante ans avant que Jack ne quitte la Côte Est pour son périple, Thomas Jefferson, fraîchement élu à la Maison Blanche, entreprend de lancer une folle expédition à la recherche d'un espace topographique rêvé, le Passage du Nord-Ouest (« Northwest Passage »), qui depuis l’Est civilisé permettrait en allant tout droit (en quelque sorte, « one great line across America ») de rejoindre le Pacifique. Pour que ce rêve, datant des débuts de la colonisation en Amérique, se réalise, il fait l’acquisition, auprès de Napoléon en 1803, de la Louisiane, gigantesque territoire qui s’étend globalement du Sud-Est (l'actuelle Louisiane) aux sommets des montagnes rocheuses, à l'Ouest. Cette étendue n’a donc rien à voir avec l’actuel Etat où se trouve, à la Nouvelle-Orléans l’embouchure du Mississippi. Voici les contours du territoire concerné, en blanc :
En 1804, quelques mois après ce fameux "Louisiana Purchase", sous l’impulsion déterminée du troisième président des Etats-Unis, une équipe réduite est mise en place pour l'expédition. Il s'agit d'un véritable « melting pot » miniature : il y a ici un Blanc, Capitaine de l'Armée des Etats-Unis, des soldats américains, des mercenaires, des trappeurs français, des interprètes de toutes origines, un Noir, York, et une Indienne, Sacagawea, qui officiera comme interprète également. Sous les ordres de Merriwether (si si !) Lewis et William Clarke, cette équipée baroque part à l’assaut du rêve jeffersonien en remontant le Missouri depuis Saint-Louis. Des mois plus tard, l’expédition Lewis & Clarke arrive à bon port, épuisée, munie d’une certitude : il n’existe pas de Passage du Nord-Ouest - la barrière des Rocheuses, épine dorsale du territoire, en empêche l’existence.
Tracé de l'expédition Lewis et Clark
De fait, au sommet des Rocheuses se situe la ligne de partage des eaux américaines, c'est à dire le tracé géologique à partir duquel les rivières plongent soit vers l'Est (la Missouri river, entre autres) soit vers l'Ouest, (la Colorado river, par exemple). Mais, en dépit des difficultés rencontrées, pousser jusqu'au Pacifique permet d'observer le pays avec davantage de recul. Ce que confirme, un siècle et demi plus tard, Kerouac, écrivant au sujet de son premier séjour à San Francisco :
Je n’étais rien d’autre qu’un gamin en haut d’une montagne. En me penchant, j’ai regardé entre mes jambes et j’ai vu le monde à l’envers… Devant moi se dressait l’immense renflement brut de mon continent américain… Derrière moi, plus rien, devant moi, tout… On se retrouvait nez à nez avec toute l’énormité du continent américain.
(I was only a youth on a mountain. I stooped, looked between my legs, and watched the world upside down… Before me was the great raw bulge of my American continent… Nothing behind me, everything ahead of me... We were pointed toward that enormity which is the American continent.)
Par ailleurs, les 500 pages des Journals de l'expédition Lewis et Clark (aux éditions Mariner Books) font, à de nombreuses reprises, état des errements de l’expédition : des tractations foireuses avec les tribus sioux, des balles perdues lors de parties de chasse lancées par des trappeurs ivres, d'invraisemblables déguisements, de délirantes traques de grizzlis, des séparations rocambolesques suivies de joyeuses retrouvailles... errements qui peuvent être lus comme le lointain écho des errements de l’équipe de Neal et Jack, autre melting-pot délirant : en 1947, il y a là, donc, Jack et Neal, le timide plumitif et le cow-boy solaire, ainsi que William Burroughs, le Capitaine de l'équipe, vieux "sage" qui voit la vie par le prisme de l'expérience, Allen Ginsberg, intarissable rhétoricien, Luanne Henderson, l'interprète des désirs des uns et des autres, Henri Cru, un jeune Français complètement déjanté... un gang en état de remodelage permanent, qui se divise constamment en sous-groupes au gré des désirs de chacun, au son du bebop.
Si l'expédition Lewis et Clark montre de manière définitive qu'il n'existe pas de Passage du Nord-Ouest, elle apporte en contrepartie au président Jefferson la certitude que les terres explorées sont porteuses d'un avenir prometteur pour la nation, et ceci jusqu'au Pacifique. Jefferson considère bien vite que l'obstacle des Rocheuses, en terme de navigation, n'en constitue pas un en matière de projet national. En 1806, donc, la nation est âgée de 18 ans – l’âge des premiers émois adolescents. Prenant appui sur une philosophie agrarianiste (l’agrarianisme est un courant politique selon lequel seul le partage des terres permet de responsabiliser les habitants - la propriété privée vue comme de la fabrication du citoyen), le projet jeffersonien va se muer en « héliotropisme » : il faut aller vers l’Ouest - suivre le mouvement du soleil, en quelque sorte - pour que le peuple américain s'épanouisse. De fait, ce projet va épouser les contours du dix-neuvième siècle, pour accompagner la nation vers l’âge adulte : il s’agit, en allant vers l’Ouest par vagues successives, toujours un peu plus loin, de constamment frictionner le rêve américain aux éléments de la nature sauvage pour lui garder sa fraîcheur, son ardeur. C'est ce même mouvement vers l'Ouest qui constitue un réservoir mythologique inépuisable. Un homme politique et journaliste américain célèbre, Horace Greeley, en fait la synthèse en 1865 dans le New York Tribune : « Go West, young man, go West and grow up with the country. » Presque un siècle et quelques milliers de films hollywoodiens plus tard, dans les années 1950, cet héliotropisme fait encore office de « boussole idéale pour des millions d'Américains ». Jusqu’à On the Road.
Etranger à soi-même
C'est après son divorce d'avec Edie Parker que Jack Kerouac, retourné vivre chez sa mère, entreprend son périple. Il ne s'agit donc pas d'un premier départ, mais d'un nouveau départ. De surcroît, le récit, c’est annoncé d’emblée, va s’appuyer sur ce qui n’est plus, une forme d’état prélapsaire (le 1er Etat américain?) - avant la « chute de Neal » :
… Quand Neal n’était pas encore ce qu’il est devenu…
(… when Neal was not the way he is today…)
A partir de là, toute tentative d’interprétation du récit comme un roman de formation sera à jeter avec l’eau du bain car c’est de déformation qu’il s’agit – rappelons-nous le constat effectué par Nicolas Bouvier en avant-propos de son Usage du monde (1963): « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. ». Dont acte.
La forme littéraire du récit est agitée, remuante, indéfinie, elle épouse l’excitation des personnages. Si l’on rapporte la vie à sa définition d’un point de vue physique, l’entropie, on voit que Neal métaphorise un trop-plein de vie, une « sur-vie »:
Au fond, chez Neal, c’était tout simplement la vie qui giclait par tous les pores.
(In all, what Neal was, simply, was tremendously excited with life.)
Kerouac, donc, quitte le quartier d'Ozone Park, New York, un jour d'été 1947, à la recherche de Neal et de l'Ouest américain. Mais son rêve implose... à la huitième page ! Quittant New York, il se trompe d’itinéraire et file… vers le Nord, sur la « route 6 », au lieu de la célèbre « 66 » :
Je me suis retrouvé en carafe dans un bled paumé, carrément au nord. J’ai parcouru à toutes jambes les quatre cents mètres qui me séparaient d’une jolie station-service à l’abandon, dans le plus pur style anglais, et puis je suis resté là, sous une corniche d’où l’eau de pluie dégoulinait (…) comme une machine incapable de se mettre en route.
(Now I was stuck on my northernmost hangup. I ran a quarter mile to an abandoned cute English style filling station and stood under the dripping eaves (…) like something that can’t get started.)
Résultat : le mariage d’une immobilisation (« stood ») et d’une joliesse (« cute », que l’on peut opposer à la rudesse (« raw ») du continent américain, vue plus haut) pour le moins non désirées… sur les traces de la vieille Europe, ce qui le ramène… vers l’Est («English-style filling station »). En un mot, l’échec !
L’humiliation atteint son comble lorsqu’il est question de retourner sur ses pas, alors qu’un véhicule le prend en stop :
Mais ils m’ont fait monter et m’ont ramené sur mes pas, à Newburgh.
(But they let me in, and rode me back to Newburgh.)
Rappelons-nous à cet égard les considérations de Victor Segalen, dans Equipée (1929) : « Revoir par force, et à l'envers, les paysages et les vallonnements et les crêtes que l'on croyait avoir une bonne fois dépassés, est abominable ».
Le doute s'installe dans la tête du poète-voyageur :
C’était mon rêve qui partait en vrille, cette vision stupide tout droit sortie d’un conte de fées qui m’avait fait imaginer que ce serait merveilleux de suivre un fil rouge pour traverser l’Amérique, plutôt que d’essayer plusieurs routes, plusieurs chemins… de-ci, de-là, un coup au nord, un coup au sud…
(It was my dream that screwed up, the stupid hearthside idea that it would be wonderful to follow one great red line across America instead of trying various roads and routes… going up and down, north and south…)
Le rêve est fichu. Il s'agit d’un schisme générationnel – le poète-voyageur Jack Kerouac ne possède pas le sens de l’orientation de ses aînés Lewis et Clark, ni celui des « hobos » des années de crise, les années 30, pour se rendre où il le souhaite. Cette mise en danger de l'orientation s'accompagne d'un doute ontologique profond, la perte totale de l'identité, perçue à Des Moines :
Le ciel avait commené à s’embraser quand je me suis réveillé ; et à cet instant précis, le plus étrange de toute mon existence, je ne savais plus qui j’étais.
(I woke up as the sun was reddening; and that was the one distinct moment in my life, the strangest moment of all, that I didn’t know who I was.)
Ce doute de l'homme devenu étranger à lui-même prend la forme même de l'Amérique, territoire scindé par sa ligne de partage des eaux :
En fait, j’étais devenu quelqu’un d’autre, une sorte d’étranger, c’est toute ma vie qui était hantée, ma vie était celle d’un fantôme… J’avais un pied de chaque côté de l’Amérique, à cheval sur l’Est de ma jeunesse et l’Ouest de mon avenir.
(I was just somebody else, some stranger and my whole life was a haunted life, the life of a ghost… I was halfway across America, at the dividing line between the East of my youth and the West of my future.)
Retrouver du sens: forger une nouvelle boussole américaine
Cependant, progressivement, le contact avec la route va, à partir de cet effacement des frontières entre personnalité et vide, à partir du brouillage du territoire américain, permettre au poète-voyageur de se régénérer avant de lancer : "The road is life" (page 308). A la page 183, la route elle-même est redéfinie : elle n’est pas un long ruban sur lequel on se déplace, c’est plutôt une matière qui se désagrège au contact de l’Homme, ne rendant visible que sa partie vierge, à savoir un à-venir chargé de solitude : la route a vocation à n’exister que pour celui (être singulier) qui l’emprunte - elle produit du solipsisme :
Derrière moi, plus rien, devant moi, tout, comme toujours quand on est sur la route.
Nothing behind me, everything ahead of me, as is ever so on the road.
C'est au son de Miles Davis, Charlie Parker, George Shearing et autres musiciens bop que ce contact avec la route va s'effectuer. Ces musiciens donnent à entendre la bande-originale nocturne de la route (« that sound of the night », page 117), le chant de la nuit américaine.
Cette route que Kerouac emprunte en tous sens, qu'il s'approprie, c'est celle-là même qui va lui permettre de se distinguer de ses prédécesseurs. Arpentant le territoire du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, puis inversement, puis de nouveau dans l'autre sens, Kerouac noircit complètement la carte des Etats-Unis, ce qui l'éloigne du principe de l'expédition Lewis et Clark, bâti sur l'idée de l'aller-retour. Il n'y a pas d'aller-retour dans On the Road, il n'y a que des allées et venues. En 1951, en moins d’une phrase, la plume de Jack Kerouac traverse l’Amérique…
On a galéré pour pousser jusqu’à Frisco, mais une fois là-bas…
(We had all kinds of trouble for getting to Frisco, and once there…)
Quelques mots pour couvrir une distance de 3000 kilomètres ! De même que les têtes de la machine à écrire du poète-voyageur font des allées et venues sur le papier, lui fait des zigzags sur le territoire américain. Dans cette géolocalisation littéraire, la supplique de Greeley, "Go West, young man", n'a plus de sens - c'est dans toutes les directions que se dirige le poète-voyageur. Comme un poulet sans tête - mais pas sans plume!
Le périple de Kerouac de 1947 à 1950
Dans cette mise en désordre de la géographie américaine, les rivières jouent un rôle de tout premier plan. Page 118 :
C’était la première fois que je voyais mon Mississippi, que j’idolâtrais… un fleuve qui dégage une odeur fétide, l’odeur du corps nu de cette Amérique qu’il baigne.
For the first time I saw my beloved Mississippi River… with its big rank smell that smells like the raw body of America itself because it washes it up.
Les croisements de fleuves agissent comme autant de déflagrations symboliques qui constituent une fragmentation topographique que cette "feuille de route" va s'attacher à reconstituer. Comme souvent dans la littérature (chez Walt Whitman ou Flannery O’Connor, par exemple) ou le cinéma (chez King Vidor, par exemple) américains, il y a l'écriture d'un corps américain, ici baptisé par le fleuve. Et le possessif « mon / my » témoigne d'une juxtaposition de l'artiste à ce corps. De surcroît, Kerouac, qui parlait très bien français, de par ses parents québécois (il est même dit qu'il aurait dans un premier temps envisagé le récit tout d'abord en français) n'a pas pu ne pas voir en Neal l'incarnation du fleuve égyptien, ce qui ajoute à la symbolique fluviale.
Dans son récit, Kerouac déploie sous nos yeux une nouvelle carte de l'Amérique, une Amérique tout en mouvement : Times Square (le lent mouvement des aiguilles de l’Est), la Californie, où se loge la capitale de l’image en mouvement (Hollywood), les eaux des fleuves filant à toute allure vers la mer (Missouri, Platte, Mississippi), New Orleans, New York (des toponymes recréés à partir d’autres toponymes, Orléans, York… généralement européens). L’Amérique kérouacienne est une force centrifuge produisant sans intermittence du mouvement en partant de son centre rocheux pour filer vers les côtes et se plonger dans ses franges liquides. L’Amérique kerouacienne est une métamorphose du mouvement greeleyen, héliotrope, en un mouvement centrifuge. Il s’agit d’un changement de paradigme.
A la Nouvelle-Orléans, il travers le Mississippi et écrit : « On a traversé l’éternité de nouveau » (« We crossed eternity again »). Le sang noir de l’Amérique, qui coule au-delà du temps, constitue le fluide auquel s’inféode le beat poet – qui, lui, simple mortel, s’inscrit dans le temps, le rythme, le "beat". La polysémie du verbe « cross » (traverser / se signer) convoque paradoxalement à la fois l’allégeance et la liberté. D’autant que la voiture qu’ils utilisent à cet endroit du texte est un modèle Hudson (nom d'une rivière de l’Est des Etats-Unis, qui traverse New York) !
La colonne vertébrale, minérale, de l’Amérique, est la pièce maîtresse du récit américain : « Depuis la ligne de partage des eaux où sont réparties pluies et rivières coulent des tourbillons » (« From the Continental Divide where rain and rivers are decided come swirls ») C'est une éminence rocheuse depuis laquelle s’ordonne les remous des fleuves... et l’effervescence de la création.
Or, dans cette Amérique centrifuge, le centre est reconnaissable car il domine (« le toit du monde », « the top of the world »), mais le mouvement crée une confusion sur les franges, qui ne sont que des « finis-terre », et n’importe quel lieu côtier peut à ce titre se substituer aux autres. Kerouac dit, de San Francisco :
Mon regard s’est perdu dans Market Street. Je ne savais pas si je me trouvais bien là, ou plutôt dans Canal Street, à la Nouvelle-Orléans : la rue plongeait en contrebas dans des eaux ambiguës et universelles, les mêmes que celles dans lesquelles se jette la 42ème rue à New-York, et à cause desquelles on ne sait jamais où on est.
(I looked down Market Street. I didn’t know whether it was that or Canal Street in New Orleans : it led to water, ambiguous universal water, just like 42nd street New York leads to water, and you never know where you are.)
Les extrêmités, au Sud, à l’Est, à l’Ouest, partout, constituent pour lui la fin de l’exploration, et fonctionnent sur le gigantesque tapis américain comme la bande d'un billard, renvoyant l’élément en mouvement vers le centre jusqu’à épuisement de son énergie. En effet, l’eau dans laquelle ces lieux côtiers voudraient faire basculer le poète-voyageur a cela d’ambigu que c’est par son contact physique avec les autres continents, son universalité, qu’elle éloigne Jack de son récit américain – alors que lui n’a d’autre préoccupation que le sang noir des fleuves américains qui coule depuis la ligne minérale du partage des eaux, là-haut dans les Rocheuses.
Parti du sentiment de la désorientation, de la perte d'identité, de la sensation d'être étranger à lui-même, Kerouac, en s'imbibant de l'Amérique, en a donc, comme nous venons de le voir, reconstitué la boussole. A la page 274, il atteint l'extase en devenant l'Amérique, en ce sens qu'il en rejoint symboliquement le flot (nommé « eternity » dans un passage susmentionné) :
L’espace d’un instant, j’avais atteint l’extase que j’avais toujours rêvé d’atteindre, qui m’avait permis de dépasser le stade du temps chronologique pour accéder aux ombres intemporelles, à l’émerveillement dans le lugubre royaume des mortels même.
(And for just a moment I had reached the point of ecstasy that I always wanted to reach and which was the complete step across chronological time into timeless shadows, and wonderment in the bleakness of the mortal realm.)
Le poète-voyageur atteint l’extase, une épiphanie moderniste (au cours de ce que l’on appelle le courant de conscience chez Virginia Woolf) : la sensation de pénétrer hors du temps, comme le Mississippi, comme les Rocheuses, de devenir l’éternité américaine, et à ce titre donc, ne plus s’inscrire dans le rythme, c’est à dire se dépouiller de son enveloppe de beat poet – or, cette sensation épouse la géographie du texte, puisque c’est aux deux-tiers de son récit qu’elle a lieu, comme les Rocheuses découpent le territoire américain en deux parts de taille différentes.
C’est dans cette « zone » du texte, après l’épiphanie, que Kerouac, pour la première fois de son récit, ralentit le tempo – pour évoquer son père, sa première femme ou une harmonie retrouvée avec un Neal apaisé... provisoirement.
Une génération miraculeuse
Si Jack a eu du mal à s’y retrouver dans les méandres du territoire américain, s'il a peiné pour s’orienter, il dresse en revanche le portrait presque mystique d’une génération qu'il a immédiatement repérée, et qui s'est constituée par miracle, mais pas par surprise: on se retrouve, on connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui… Bref, la « beat generation » est une expression (qu’il a affirmé ne pas apprécier, mais qu'il avait créée) qui désigne un phénomène qu’il circonscrit parfaitement : un fatum. Les beat poets forment un groupe qui se subdivise constamment, au gré des désirs de chacun, sans se disloquer pour autant. Il y a quelque chose d'inné dans cette appartenance. L'auteur, parlant à son ami Gene, mentionne un certain Big Slim Hubbard :
Le pays est immense, mais je me doutais bien que tu avais dû le rencontrer.
(This is a big country, yet I knew you must have known him.)
Ce fatum opère également dans l’autre sens, lorsqu’il s’agit de constituer la liste de ceux qui ne peuvent pas l’intégrer. Kerouac écrit à propos de jeunes venus du Minnesota :
J’étais triste de les voir partir, et je me suis rendu compte que je ne les reverrais plus jamais, mais les choses sont ainsi faites.
(I was sad to see them go and realized that I would never see any of them again, but that’s the way it was.)
C'est à l'approche de Denver, Colorado, dans les Rocheuses, que Kerouac a la révélation de la « beat generation », un gang de poètes-voyageurs dont il serait le prophète :
Ce soir-là, je me suis vu dans un bar de Denver, avec toute la bande qui me regardait entrer en haillons et chargé d’une aura mystérieuse, tel le Prophète après qu’il a traversé tout le pays à pied.
(I pictured myself in a Denver bar that night, with all the gang, and in their eyes I would be strange and ragged and like the Prophet that has walked across the land.)
C'est justement dans le ventre des « Rocky Mountains », dans le ventre noir de l’Amérique, que dormaient ses membres, une miraculeuse et sordide horde qui s'en est libérée pour lui redonner le tempo, le « beat ». Entre le ventre et le toit de l’Amérique se situe Denver, Colorado. Denver, c'est la ville où Neal a grandi, et comme Neal est l'épicentre du récit, Denver porte cette fonction. Entre le faîte et le sous-sol, c'est là, donc, dans les « limbes géologiques » de Denver, que le renouveau de la litérature américaine va prendre essor :
Ils semblaient émerger du sous-sol, cradingues, la dernière tendance de l’Amérique, une nouvelle génération « beat » à laquelle je me joignais pas à pas.
(They were like… rising from the underground, the sordid hipsters of America, a new beat generation that I was slowly joining.)
Le gang, constituté par miracle, établit des règles qui sont autant de moyens de fabriquer du poétique à partir de matière telles que l’énergie vitale : dans un passage désopilant, l'auteur décrit les tribulations poétiques d'un Neal tout capricant en plein centre-ville, suivi de près par Ginsberg prenant des notes. Ces fragments se cristallisent dans l’harmonie furieuse du chant choral. Cette agitation correspond à un jeu sur le temps qui est la marque de Neal (sa phrase fétiche est « Il maîtrise le TEMPS », "He knows TIME !"), qui place le temps au cœur de ses préoccupations, en matière de tempo, de « beat », de contraction/décontraction de contrôle/perte de contrôle… Le gang, qui fait religion, est un rassemblement de béats (paronyme cité en français par Kerouac lui-même dans une interview) qui brûlent des cierges pour leurs saints, dont les écrivains Dostoïevski ou Jack London font partie.
Revenu à New-York, Kerouac se retrouve seul. L’absence de Neal renvoie Jack au manque de désordre, d’entropie : la mort rôde dans ce calme. Cet arrêt sur le temps (Times Square) est un arrêt du temps. Fin des battements ("beats") du cœur. Pas de « sur-vie » sans Neal. Après une immobilité new-yorkaise qui confine à une mort provisoire, sur la route à nouveau, le battement reprend… au contact du groupe.
La vie circule également entre les deux pôles que sont l’excitation de Neal Cassady et le détachement de William Burroughs. Neal, c’est l’intense vibration du présent, incontrôlable, furieux. Burroughs, c’est l’altière figure du passé (« l’ancienne école, à l’européenne » : « the old-fashioned European school »), surgie d’un âge d’or ovidien, un âge américain idéal, un début de siècle rêvé - sans cadastre, sans morale administrée. L'auteur de Junkie et de The Naked Lunch, fait rêver ses jeunes coreligionnaires en leur parlant de l'époque bénie où l'on pouvait se procurer de la morphine en pharmacie, sans ordonnance... D'une certaine manière, Burroughs possède les clés d’un monde disparu.
Sur l’Amérique du bon vieux temps, Bill avait des trémolos dans la voix, en particulier 1910, quand il était possible de toucher de la morphine sans ordonnance dans n’importe quelle pharmacie… quand le pays était encore sauvage, bagarreur et libre. Ce qui le débectait le plus, c’étaient les bureaucrates de Washington; ensuite, la gauche ; les flics aussi.
Bill had a sentimental streak about the old days in America, especially 1910 when you could get morphine in a drugstore without prescription… and the country was wild and brawling and free… His chief hate was Washington bureaucracy; second to that, liberals; also cops.
Par ailleurs, le « beat poet », c’est le poète qui pousse son corps dans ses derniers retranchements, qui cherche à faire de l’épuisement un matériau poétique – il ne faut pas négliger cet élément de la définition du « beat », définition qui ne puise pas uniquement dans la notion de tempo, de frénésie, de rythme mais aussi de fatigue extrême (il est significatif, à ce titre, que Pull My Daisy, court-métrage tourné par Alfred Leslie, avec Allen Ginsberg, Gregory Corso, etc. à l'écran et Kerouac en voix off, débute au petit matin lorsque le gang débarque chez des amis pour poursuivre la soirée – à voir sur le formidable site ubu.com) :
J’étais si seul, si accablé, si fatigué, si chancelant, si épuisé --- ça faisait trop pour moi, tout ça.
I was so lonely, so sad, so tired, so quivering, so beat --- all of it had been too much for me.
Une abstraction américaine
Si la route est la vie, au fil des dernières pages de son récit Kerouac empile les signes d’un rétrecissement, d’une implosion de son compte-rendu qui reflètent une certaine lassitude. Lassitude du voyageur ? Du conteur ? Les deux ? Dans cette zone du récit, qui file à toute allure vers sa fin, le lecteur est amené à ressentir la fatigue de l'auteur, penché depuis presque vingt jours sur son Underwood (il y passa en tout trois semaines en avril 1951, chargé de benzédrine jusqu'aux oreilles), fourbu, épuisé.
En effet, le « pic » atteint, à l'occasion de son épiphanie, et après avoir un temps expérimenté l’extase, Kerouac se retrouve aux prises avec le temps et ses formes sensibles : le gâchis, la confusion, et ses formes visibles : le sexe vu comme un entortillement de linceuls, la route – l’Amérique.
J’ai fini par percuter que quoi que tu fasses, c’est du temps perdu en fin de compte, alors autant tout faire péter. Moi, tout ce que je voulais, c’était noyer mon âme dans l’âme de ma femme et l’atteindre à travers ce fatras de linceuls que constitue la chair sur un lit. C’est ça qu’on trouve au bout de la route américaine, un homme et une femme qui font l’amour dans une chambre d’hôtel.
I realized no matter what you do it’s bound to be a waste of time in the end so you might as well go mad. All I wanted was to drown my soul in my wife’s soul and reach her through the tangle of shrouds which flesh is in bed. At the end of the American road is a man and a woman making love in a hotel room.
Une fois parvenu dans « The motor city » (Detroit, Michigan), capitale de l'automobile, Jack, complètement à court d'énergie, devient statique, affalé devant l’écran d’un cinéma qui lui inflige en boucle un film qu’il voit six fois, le mythe américain digéré et mis en images par l’industrie hollywoodienne. Purgé par la route de son énergie vitale, Kerouac est soumis à son environnement – l’emploi de la forme passive traduit cette soumission. Cette passivation débouche page 347 sur sa réification - Kerouac est devenu poussière, détritus :
On savait plus où aller, plus en qui croire… on était intégralement emplis de l’étrange Mythe gris de l’Ouest… Ils ont presque fini par me balancer à la poubelle à coups de balai.
Nowhere to go, nobody to believe in… we were permeated completely with the strange gray Myth of the West… they almost swept me away too.
Transformé en poussière, il a perdu son visage, son corps pour devenir pure forme. Cette abstraction accompagne une abstraction de la géographie américaine, une abstraction américaine. Page 355, le rouleau se métamorphose en support d’une géographie abstraite : les toponymes sont rassemblés mais ne forment pas de repères, ils sont vidés de leur substance topographique et, assemblés, constituent à la fois une peinture abstraite, dans laquelle la ville est pure forme, et une carte spatio-temporelle de l’Amérique kerouacienne, qui épouse le récit; une matière poétique - l'Amérique est une poésie :
New Orleans… Washington… Carleston… Cincinnatti… Montana… Denver
Le lecteur avait d’ailleurs été prévenu d'emblée : ce n'est pas tout à fait un livre qu'il tient dans ses mains - c'est sans doute un tableau, sans doute autre chose :
Je bossais sur mon livre, ou mon tableau, ou ce que vous voudrez le nommer
(I was working on my book or my painting or whatever you want to call it…)
Je me suis mis à écrire, ou à peindre, mon volumineux « Avant la route »
(I began writing or painting my huge Town and City…)
Cet O.L.N.I. (Objet Littéraire Non Identifié), j'ai donc pour ma part choisi de le nommer abstraction américaine. Il est une abstraction car, on l'a vu, la page 355 déploie sous nos yeux une carte abstraite, et il est américaine car, à la manière de Jasper Johns ou de Jimi Hendrix, il passe le drapeau américain, le « Star-Spangled Banner », au tamis de l'imaginaire, non pour l'anéantir, mais le régénérer - et ainsi constituer une des machines de l'hallucinante fabrique de symboles qu'est l'Amérique. Voici ces trois drapeaux, l'un est pictural, l'autre musical et le troisième littéraire:
Je devais hisser le drapeau au sommet d’un poteau de vingt mètres de haut, et ce matin-là, je l’ai hissé à l’envers et puis je suis rentré me coucher.
(It was my duty to put up the American flag on a sixty foot pole, and this morning I put it upsidedown and went home to bed.)
Flag, Jasper Johns, 1955
Star Spangled Banner, Jimi Hendrix à Woodstock, 1969
On the Road, Jack Kerouac, 2007
Dans les dernières pages d’ On the Road, la sortie du récit épouse celle du territoire, le poète-voyageur, dont la mission d’exploration et d’investigation de l’Amérique** est terminée, file à l’étranger. La carte du Mexique entre en résonnance avec celle que Kerouac a constitué sur presque 400 pages : le Mexique fonctionne, lui, de manière centripète, au contraire de l’Amérique - toutes les routes sont munies de panneaux indiquant la direction de la capitale, Mexico-City ! Aller vers le sud donne à Kerouac l’opportunité de puiser sans restriction dans un imaginaire géographique fantaisiste, et de poursuivre cette oeuvre d'abstraction : Barcelona, India, Venezuela, Algeria, Arabia – Pantopia !
De grâce, Monsieur Salles, ne faites pas de ce récit cardinal juste un road-movie sous amphétamines...
* Cette énergie poétique, on peut la saisir à l’écoute de Kerouac lisant lui-même un passage de On the Road, sur la chaîne CBS, en 1956, sur un accompagnement au piano, bop évidemment.
** Nous sommes conscients des problèmes linguistique et géographique que pose l'énoncé "sortir d'Amérique pour filer au Mexique", sachant que le fait même de nommer "Amérique" les Etats-Unis participe d'une idéologie (la "Doctrine Monroe", la "Destinée Manifeste", etc.). Aujourd'hui, afin d'être être politiquement correct outre-Atlantique, on dit "Americas" pour désigner le reste du continent. Mais il nous a paru difficile d'aborder la révolution kerouacienne par un angle politiquement correct.
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Par pacobalcon le 5 Juillet 2011 à 09:54
Walt Whitman, c'est la grande plume poétique de la littérature américaine du dix-neuvième siècle.
Non, mais, revenez - n'ayez pas peur! Quand j'écris "grande plume poétique", je vous taquine. On est loin de l'académisme! Walt, quand ce siècle(-là) avait cinquante-cinq ans, a composé, en quelques jours, one-shot, Leaves of Grass (Feuilles d'herbe), texte sur lequel il retravaillera ensuite presque toute sa vie, pour le peaufiner, le réagencer, le compléter. Un poème fleuve qui comme le dit Eric Athenot, "bannit d'emblée toute idée de symétrie ou d'harmonie".
Quelle version de Leaves of Grass?
J'ai une tendresse toute particulière pour la version de 1855, véritable matrice de l'oeuvre du poète, dont José Corti nous a offert en 2008 une délicieuse édition bilingue. L'ample volume tient bien en main, la couverture cartonnée est agréable au toucher: c'est un bel objet. Sur la sobre couverture, entre les lettres bâton blanches du nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage en italiques noires en bas à droite, figure un cliché du poète jeune, presque quarante ans avant la photographie canonique qui le montre le visage mangé par un invraisemblable collier de barbe blanche rejoignant une tignasse coiffée d'un chapeau informe. 1855, donc, il a le regard doux, et sa tête légèrement penchée sur la droite lui confère un air angélique et attentionné. Mais il a ce sourire de Mona Lisa - et à travers ses yeux clairs, tout au fond, on perçoit un éclair, sinon de provocation, du moins d'ironie.
Une forme neuve - poétique de la liberté
C'est que le jeune homme de 36 ans fait tabula rasa. Son poème ne ressemble à rien - de déjà écrit. Pour ce qui est de la forme, le texte épouserait plutôt le long parchemin que sur une carte trace Long Island (Etat de New York), île dont l'auteur est originaire. Dans une géniale métamorphose, Whitman transforme la fôret new-yorkaise en une forêt de papier, dont nous, lecteurs, ramassons les feuilles. Pour ce qui est du fond, ce sont les idées de la Révolution américaine qu'il épouse: se déposséder de tout le préexistant, se mettre à nu pour fonder une République des lettres qui accompagne la République des Hommes et des Femmes. La liberté comme horizon ET comme terreau. Et un manifeste, Constitution whitmanienne: "I celebrate myself".
Whitman romantique?
Pas de rimes, pas de métrique particulière, on le disait, on est à mille lieues de la poésie classique. Si on retrouve chez Whitman le topos romantique de l'esprit national et révolutionnaire, comme chez les Grimm ou Victor Hugo (ça, c'est pour la première personne du pluriel), si on retrouve un égo, un moi érigés en paradigme, comme chez les poètes lakistes anglais - Wordsworth, Coleridge (ça, c'est pour la première personne du singulier), on ne retrouve rien de l'inquiétante étrangeté que l'on identifie chez certains de ses contemporains romantiques, comme le peintre Caspar David Friedrich (ça, c'est parce qu'il y a une deuxième personne qui court le long du texte). On est dans une poésie joyeuse, facétieuse même. Joueuse. Les cinq sens, dès le début du poème, sont convoqués pour un tourbillon de sensualité. La sexualité est explicite, déculpabilisée, le texte souvent amoral - et c'est jouissif.
Prenez-en plein les feuilles!
De surcroît, sa poésie, dans son flot, son culot, prend une dimension éminemment orale. C'est pourquoi je vous fais un petit cadeau: la remarquable lecture des deux premières pages (les vers ne sont pas numérotés) par mon ami Russell, enfin plutôt Russell, l'ami de mon amie Susan, de Berkeley (mais ça, à juste titre, vous vous en moquez). Vous ne maîtrisez pas très bien l'anglais? Pas grave, c'est de musique qu'il s'agit! Posez vos albums des Doors là, sur la table basse, refermez doucement An American Prayer de Jim Morrison... C'est fait? Maintenant, écoutez.
(Comme vous avez été bien sages, je vous livre également le même incipit sous forme graphique.)
I celebrate myself,
And what I assume you shall assume,
For every atom belonging to me as good belongs to you.
I loafe and invite my soul,
I lean and loafe at my ease . . . . observing a spear of summer grass.
Houses and roof perfumes . . . . the shelves are crowded with perfumes,
I breathe the fragrance myself, and know it and like it,
The distillation would intoxicate me also, but I shall not let it.
The atmosphere is not a perfume . . . . it has no taste of the distillation . . . . it is odorless,
It is for my mouth forever . . . . I am in love with it,
I will go to the bank by the wood and become undisguised and naked,
I am mad for it to be in contact with me.
The smoke of my (own) breath,
Echos, ripples, and buzzed whispers . . . . loveroot, silkthread, crotch and vine,
My respiration and inspiration . . . . the beating of my heart . . . . the passing of blood and air through my lungs,
The sniff of green leaves and dry leaves, and of the shore and darkcolored sea-rocks, and of hay in the barn,
The sound of the belched words of my voice . . . . words loosed to the eddies of the wind,
A few light kisses . . . . a few embraces . . . . a reaching around of arms,
The play of shine and shade on the trees as the supple boughs wag,
The delight alone or in the rush of the streets, or along the fields and hillsides,
The feeling of health . . . . the full-noon trill . . . . the song of me rising from bed and meeting the sun.
Have you reckoned a thousand acres much? Have you reckoned the earth much?
Have you practiced so long to learn to read?
Have you felt so proud to get at the meaning of poems?
Stop this day and night with me and you shall possess the origin of all poems,
You shall possess the good (of) the earth and sun . . . . there are millions of suns left,
You shall no longer take things at second or third hand . . . . nor look through the eyes of the dead . . . . nor feed on the spectres in books,
You shall not look through my eyes either, nor take things from me,
You shall listen to all sides and filter them from yourself.
I have heard what the talkers were talking . . . . the talk of the beginning and the end,
But I do not talk of the beginning or the end.
There was never any more inception than there is now,
Nor any more youth or age than there is now;
And will never be any more perfection than there is now,
Nor any more heaven or hell than there is now.
Urge and urge and urge,
Always the procreant urge of the world.(...) I and this mystery here we stand.
(...) I am satisfied.... I see, dance, laugh, sing;
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