• Liberati, Carrère, Rolin - A la recherche de l'hyper-figure

    Décidément, Pacobalcon, encore à la bourre - tu vas voir qu'il va nous parler d'un truc qui remonte à Mathusalem !

    Presque ! La rentrée littéraire 2011, ça fait déjà pas loin de quatre mois, et en temps-internet, ça fait une éternité. C'était quelques semaines à peine après la sortie de l'iPad 2, alors qu'aujourd'hui on sait déjà que l'iPad 3 sera muni d'un écran Retina...

    Depuis octobre, j'ai eu entre les mains trois des ouvrages de cette rentrée, dans cet ordre : Le ravissement de Britney Spears, de Jean Rolin (P.O.L), Limonov, d'Emmanuel Carrère (même éditeur) et enfin Jayne Mansfield 1967, de Simon Liberati (Grasset). Alors que je lisais ces ouvrages, s'est dégagée l'image, qui me semble originale dans le paysage littéraire français, d'une hyper-figure. Un visage immédiatement identifiable, et de partout, composé de l'infinité de fragments que constituent les écrans du monde. Un visage auquel un nom, inlassablement, renvoie. Spears, Limonov, Mansfield. Spears, Limonov, Mansfield. Spears, Limonov, Mansfield. Ces trois livres, dans lesquels l'imaginaire a la portion congrue, organisent une succession d'allers-retours entre le monde dont notre quotidien est tapissé et la figure qui jaillit du texte, ils mordent dans le réel pour en arracher des morceaux qu'ils travaillent jusqu'à épuisement. Mais au fond, s'il n'y a qu'un monde, chose entendue, y existe-t-il des plis, et des replis possibles, dans lesquels moi, lecteur, je puisse me lover pour exister, et y découvrir - pourquoi pas ? - mon propre visage ?

    Liberati, Carrère, Rolin - A la recherche de l'hyper-figure

    Liberati, Carrère, Rolin - A la recherche de l'hyper-figure

    Liberati, Carrère, Rolin - A la recherche de l'hyper-figure

    Rapprocher les livres ayant pour sujet avoué Britney Spears et Jayne Mansfield, cela tient de l'évidence : célébrité phénoménale et insupportable, manipulation et débordement de l'image, grandeur et déchéance, substances diverses et variées... Mais, trois pour le prix de deux ! je décèle les traces d'une communauté de matériau littéraire dans Limonov, personnalité qui n'a pour le moins pas emprunté les mêmes canaux médiatiques que nos deux stars du show-biz américaines. 

    Le pitch

    Dans Le ravissement de Britney Spears, un espion français en station au Tadjikistan revient sur sa précédente mission, qui consistait à surveiller les allées et venues de l'interprète de Toxic dans Los Angeles sous le pretexte que les Services Secrets français avaient intercepté des informations d'après lesquelles elle allait être la cible d'un attentat terroriste monté par des islamsites. Dans Limonov, Emmanuel Carrère brosse le portrait d'un poète russe devenu une figure politique dans son pays après des années d'exil ayant fait de lui, entre autres, un clochard dans les bas-fonds new-yorkais, puis un sniper dans les collines entourant Sarajevo assiégée en 1994, après avoir été érigé en figure tutélaire d'un certain milieu littéraire parisien des années 80. Dans Jayne Mansfield 1967, Simon Liberati retrace l'enchaînement des événements qui mènent une star adulée aux excès dans lesquels a baigné Jayne Mansfield des années durant, avant de finir dans un terrible accident de voiture, à l'intérieur d'une Buick Electra 1967 incarcérée dans la benne d'un camion de poubelles.

    Ce qui m'a fait penser à cette hyper-figure, c'est, en premier lieu, à la fois ce mélange d'enquête et de mise en scène sur trois personnages éponymes existant ou ayant existé. Il est significatif que les trois récits soient nommés d'après les personn(ag)es qui les investissent. D'autre part, ce qui m'intéresse, ce sont les moyens employés par les auteurs pour mener et dévoiler leur investigation, puisque tous trois soulèvent la question de la manière contemporaine d'obtenir, transformer et diffuser des informations en littérature. Ce qui m'occupe, enfin, c'est la manière dont ces livres entrent en résonance par une étonnante série de coïncidences, ou plutôt de contingences. Or, cette intertextualité entre elle-même en résonance avec mon propre parcours. J'aurai donc l'audace d'exposer une poignée de fragments personnels dans cet article.

    Enquête et mise en scène

    Dans De sang-froid (In Cold Blood, 1966), Truman Capote explorait la manière dont deux péquenots se rendent coupable d'un crime atroce, créant ainsi ce qu'on nomme parfois le premier roman non-fictionnel. Pour cela, Capote se rend en prison régulièrement, dialogue, questionne, recherche. Dans La malédiction d'Edgar, Marc Dugain présente sous forme romanesque les relations particulières qu'entretinrent le Directeur du FBI (à la tête de cette institution pendant... 48 ans, de 1924 à 1972!) et son adjoint et amant, Clyde Tolson - et à travers cette radiographie se déploie l'histoire américaine d'après-guerre, en particulier un redoutable portrait en creux de la famille Kennedy, notamment de l'aïeul, Joseph, sinistre New Englander dont le costume parfaitement taillé masque mal le penchant criminel. Ces deux textes, très fouillés, très documentés, font surgir les personnages à partir d'un contexte très précis, comme le font les trois livres qui constituent notre objet.

    Comme dans un livre de Norman Mailer, les trois livres qui nous occupent aujourd'hui s'appuient donc sur une manière de "New journalism". Or, dans chacun d'eux, il y a une opération de distanciation par rapport au sujet qui permet la mise en relief du personnage: chez Liberati, c'est la distanciation géographique. Le narrateur n'amène pas le lecteur à l'imaginer sur le sol américain - au lieu de quoi, il se positionne systématiquement en déchiffreur de la documentation disponible, et pour ce qui est de l'accident, la description hyper-précise, clinique même, est posée en équilibre sur d'autres textes, d'autres récits et témoignages, des vidéos, des photos (nous reviendrons là-dessus). Chez Rolin, c'est d'un procédé très différent qu'il s'agit : le narrateur n'a de cesse de rappeler au lecteur sa présence sur les lieux de l'investigation, son quadrillage de Los Angeles a la saveur du vrai, alors que pour le coup les personnages sont fictifs - comme ce FUCK (François-Ursule de Courson-Karageorges), paparazzi français aux inépuisables ressources. La distanciation se double ici d'une dimension géopolitique globale, et Shotemur, personnage mystérieux qui officie comme chef du narrateur, accompagnera ce dernier vers sa fin dans un village tadjik dont les versants abrupts, aux confins du Pamir, possèdent une vue imprenable sur le nord de l'Afghanistan, ses rebelles, ses talibans, son bourbier pour l'armée américaine... Chez Carrère, enfin, la distanciation serait plutôt temporelle : de même que pour son film, Retour à Kotelnitch, dans lequel il "réalisait" que son immersion au-delà de la Volga répondait au désir inconscient de frayer jusqu'à ses origines familiales, les 500 pages de Limonov ont pour source apparente le désir de l'écrivain de mesurer les changements survenus depuis le temps où, jeune homme de lettres, il éprouvait une grande fascination pour le poète russe, dans le Paris des années 80.

    Du reste, chacun des trois auteurs offre une méditation sur la fascination, et c'est aussi cette fascination qui me fait employer le terme "hyper-figures". En effet, quoi de plus méprisable, a priori, qu'une blonde péroxydée aux seins de compétition n'ayant tourné aucun film digne de ce nom? Qu'une autre blonde, bon... sans les seins gonflés à l'hélium, ayant livré par conteneurs entiers des tubes parfaitement oubliables? Et - pire - qu'un type exprimant sans fard un nationalisme exacerbé, n'hésitant pas à apporter son soutien à Karadzic et au Général Mladic en plein génocide bosnique? Et pourtant, les trois auteurs, qui affichent parfois leurs doutes à l'égard de leur sujet, manifestent une attirance indiscutable.

    La fascination pour le sujet

    A la page 120 de Jayne Mansfield 1967, l'auteur ramasse sa prose pour dire explicitement quelque chose de l'attrait qu'exerce sur lui la pin up : "Ici encore, les photos attestent du mélange de farce, de jeu naïf avec le Mal propre à l'artiste qui se faisait appeler Jayne Mansfield {appelée plus tard, page 128, "l'artiste qui répondait au nom de Jayne Mansfield"}. Tout est drôle ensoleillé, californien, insouciant et pourtant l'histoire finit dans un bain de sang. Cette conjuration du diable, de la fuite en avant, de la rage, de la Californie, des enfantillages et du grand amour ordonne le romantisme rose et noir propre à Jayne Mansfield". A travers cet oxymore, ce "Mal propre", Simon Liberati nous invite, non pas à dépasser, mais à associer l'image de la blonde platine au spectacle du carnage qui a lieu en coulisses. L'image se combine à l'humain, pour un personnage bien plus troublant et libre qu'il n'y parait. Il écrit au sujet de la pulpeuse créature : "Jayne Mansfield n'est que la réponse trouvée par une volonté et une énergie supérieures à une situation historique : la fin du star-system et des femmes objets."

    Par ailleurs, en creux de son portrait de Britney Spears, Rolin aborde le personnage de Lindsay Lohan (justement mentionné par Liberati dans Jayne Mansfield 1967), pour laquelle il semble éprouver une tendresse particulière. Derrière le pathétique des beuveries, des amendes pour D.U.I. (Driving Under the Influence, conduite en état d'ébriété), des séances photos sous médocs, des pipes dans les parkings contre le capot de la voiture, du chassé-croisé avec les paparazzi, derrière le mélange d'agressivité et de fragilité, il signale une humanité qui donne du sens au récit. Et sa limite.

    Enfin, Carrère, au long de son ample récit, présente explicitement ses doutes par rapport à Limonov, non seulement l'homme mais aussi le livre lui-même. Page 443, il s'en ouvre : Il y a eu des périodes, tandis que j'écrivais ce livre, où je détestais Limonov et où j'avais peur, en racontant sa vie, de me fourvoyer." Page 409, l'auteur avance en revanche qu'il "faut reconnaître au moins une chose à ce fasciste : il n'aime et n'a jamais aimé que les minoritaires. {...} si erratique que semble sa trajectoire, elle a une cohérence qui est de s'être toujours, absolument toujours, placé de leur côté." Avant de préciser, page 484 : "Il a eu... une vie passionnante. Une vie romanesque, dangereuse, une vie qui a pris le risque de se mêler à l'histoire." De surcroît, hésitant sur la fin à donner à son ouvrage, Carrère fait état d'une conversation avec son fils, scénariste, qui lui conseille une fin à la Raging Bull : "il est gros, il gagne sa vie en faisant un numéro... dans une boîte minable. assis devant le miroir de sa loge. Il attend qu'on l'appelle pour entrer en scène... Il s'extrait pesamment de son fauteuil.... se regarde dans le miroir, se dandine..." et sort. Miraculeuse passerelle ! c'est, presque mot à mot, le minute des dernières soirées de... Jayne Mansfield, dont Liberati donne un compte-rendu détaillé - soirées passées dans un cabaret de Biloxi, Mississippi, chez un Grec louche qui rechigne à lui verser les émoluments promis pour son numéro (foireux et abrégé) de strip-tease, devant une salle clairsemée. Ce Grec qui contre son gré, peu avant "les basses heures de la nuit", acceptera à contrecoeur de lui prêter la Buick Electra bleue de sa femme, funeste véhicule dans lequel Mansfield, son amant et le chauffeur, qui se trouve être le gendre du Grec, passeront leurs dernières heures.

    Echapper à l'hyper-figure

    Autre passerelle absolument étonnante : en 2007, Carrère passe un moment dans la datcha d'un Limonov vieillissant, à la sortie de Moscou. Atmosphère détendue, riante et joyeuse (à contre-courant de l'existence du  Russe). Alors qu'il demande à Edouard si c'est ainsi qu'il se voit vieillir, "Finir en héros de Tourgueniev?", le poète lui répond : "Vous connaissez l'Asie centrale ?" Carrère, pour qui c'est "le lointain absolu", note que "c'est en Asie centrale, poursuit Edouard, qu'il se sent le mieux au monde".

    Lorsque je travaillais pour une association humanitaire dans le Caucase, en 1995 et 1996, j'étais souvent amené à deviser avec des coordinateurs de tous horizons, dans le cadre plus ou moins officiel de "fundraising nights", ou bien, à l'occasion, autour d'une Efes turque dans un de ces gigantesques hôtels d'ex-Union soviétique, vides et poussiéreux, à l'accueil lamentable, dont le sol, dans les halls interminables, est recouvert d'un tapis sans âge. Or, un week-end que nous étions réunis à Bakou, sur les bords de la Caspienne, je partis dans une conversation avec un duo de Canadiens ayant pour mission d'évaluer la viabilité du tissu économique et financier local - bref, ils avançaient en sous-main pour la Banque mondiale et s'étaient donné pour objectif d'analyser les perspectives de réduction des dépenses publiques pour le développement du secteur privé, plus encourageant pour ce qui concernait l'Azerbaïdjan où nous nous trouvions (la Mer caspienne est gorgée de pétrole) que pour la Géorgie ou, pire, l'Arménie (où je résidais), enclavée en raison de son conflit séculaire avec la Turquie et de la pauvreté de son sous-sol, pays qui a choisi de se tourner vers un passé glorieux d'où se dégage, comme un visage parfois remonte lentement à la surface de l'eau, la figure grave de Tigran le Grand, tutelle d'une nation mélancolique bercée par la contemplation quotidienne, depuis les hauteurs de Erevan, de la déchirante fratrie que forment le mont Ararat et son petit frère, ses enfants perdus, qui émergent du plateau anatolien turc et semblent prendre chaque jour plus de hauteur pour mieux rappeler aux Arméniens le génocide de 1915.

    Alors, donc, que je me trouvais en compagnie de mes deux analystes financiers canadiens à proximité de la Tour de la Vierge - qui avec le Caravanseraï est un des rares monuments de Bakou - l'un d'eux tendit le bras vers la mer Caspienne et me désigna, au loin, le Turkestan, dont il revenait - il gardait un souvenir ému de Samarcande, Boukhara et Khiva, perles de la route de la Soie. Au demeurant, le terme de Turkestan relève aujourd'hui d'un abus de langage car il renvoie à une période historique déterminée et close, le Grand Jeu, qui au dix-neuvième siècle opposa la Russie et la Grande Bretagne au sujet du contrôle de ces terres arides : on parle aujourd'hui bien plus volontiers d'Asie centrale, réalité géopolitique s'étirant de l'est de la Caspienne au Xinjiang Chinois, du sud de la Russie aux montagnes afghanes, qui regroupe des entités dont le point commun est de posséder une langue turcique : Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan et Kirghizistan, ainsi qu'un pays où la langue principale n'est pas turcique mais un dérivé du persan : le Tadjikistan.

    Implacable attirance des noms ! Moi qui pour tout bagage ouzbek ne possédais à cette époque que ma lecture de la BD La maison dorée de Samarcande, une aventure de Corto Maltese, et qui n'étais jusqu'alors même pas bien certain que cette cité ne fût une invention de ce magicien d'Hugo Pratt ! J'entrepris donc de basculer dans le réel et de me frotter à ces terres lointaines dont les noms soulignent le visage irréel et bleuté, comme du khôl. Quatre ans plus tard, après avoir fait danser ces mots dans ma tête à peu près un jour sur deux, je mettais les pieds en Asie centrale, en compagnie de la femme de ma vie et d'un ami cher, après un trajet de quatre jours en train depuis Moscou-Kazan, débarquant sous un soleil de plomb à Bishkek, petite capitale verte aux avenues tracées au cordeau. A Bishkek, la statue de Lénine pointe toujours du doigt vers la Chine, comme une aventure de plus à vivre, et sur la Grand Place on déguste des brochettes de boeuf à couper le souffle. Le soir, les jeunes viennent noyer leur désespoir dans la vodka bon marché servie en bouteilles d'un demi-litre pendant que les vieillards, la moustache fournie et l'oeil alourdi, regardent les contreforts de l'Ala-too en se souvenant des jours anciens, lorsque la ville se nommait encore Frounze, d'après le nom d'un général de l'Armée rouge né au Kirghizistan missionné par Trotsky pour conquérir la Crimée puis l'Ukraine et qui mourut dans des circonstances douteuses car il faisait de l'ombre à Staline.

    Quelques semaines plus tard, fin juillet 2000, après avoir traversé la vallée du Ferghana à la hussarde, notre Daewoo filait vers le centre-ville de Samarcande à la recherche d'un hôtel pour nous reposer (que le lendemain nous refuserions de payer car il n'y avait pas d'eau), et, comme dans un rêve, où plutôt comme dans une nouvelle de Jorge Luis Borges, nous passâmes, aux basses heures de la nuit, à toute allure devant le Reghistan, sans nous arrêter, nos rétines ne captant que quelques faisceaux lumineux et l'arrondi des dômes. Depuis cette nuit-là, en dépit du temps que nous y avons passé le lendemain et les jours suivants, en dépit du fait que c'est sur cette place même que bâté d'un sac à dos de 80 litres, deux tapis et un accordéon achetés au Kirghizistan, je me brisai le pied ; malgré tout, donc, depuis cette nuit-là, je doute, au fond, de l'existence du Reghistan.

    Emmanuel Carrère, pour clôre son récit, déplace notre regard vers l'endroit précis où le narrateur du Ravissement de Britney Spears disparait en silence, à l'insu de tous. Enfonçant le dernier clou de son récit, l'auteur de Limonov dresse le portrait de ces mendiants d'Asie centrale que le poète russe lui vante : "On ne sait pas ce qu'a été leur vie, on sait qu'ils finiront dans la fosse commune. Ils n'ont plus d'âge, plus de biens à supposer qu'ils en aient jamais eu, c'est à peine s'il leur reste encore un nom. Ils ont largué toutes les amarres. Ce sont des loques. Ce sont des rois."

    C'est à Los Angeles, à New-York, à Paris, à Moscou qu'on baigne dans l'hyper-figure. L'Asie centrale est devenue un refuge pour en être épargné - sauf si on est un barbouze de la DGSE, apparemment.

    Informer

    Les trois livres dont il est question ici donnent une idée de la manière de déployer l'information en littérature aujourd'hui. En effet, comment écrire dans une ère d'hyper-information?

    Rolin, c'est lié à l'adoption d'une narration à la première personne, fait état de recherches sur internet, de moyens d'élaborer des points de repère et de contact dans la ville. Surtout que le narrateur quadrille Los Angeles à pied et en autobus. Carrère, lui, est plus discret sur l'usage des moyens électroniques d'information. Ils ne semblent pas au coeur de sa recherche, ni de son écriture. Dans les allers-retours effectués entre son doute, son parcours, ses origines russes et son portrait de Limonov et de la Russie elle-même, c'est de livres et de bibliothèques que bien souvent il sagit explicitement pour les nombreuses recherches effectuées, même si l'auteur nous invite à jeter un coup d'oeil sur Youtube pour y voir un Limonov au sourire d'enfant, kalachnikov à la main, lâcher quelques rafales à l'aveuglette en direction du centre de Sarajevo, en contrebas, dans la souricière où on imagine au même moment des femmes traversant Sniper Alley affolées, au coeur de la ville-piège où l'on risque sa vie pour récupérer un morceau de bois, n'importe lequel, pour ne pas crever de froid. Ville portant le visage de la mort.

    Combien je fus incapable de prévoir un si sordide destin à la capitale bosnienne lorsqu'en avril 1991, quelques semaines avant le conflit, j'y pris le train, sur les traces d'une Serbe dont j'étais amoureux, lors d'une quête qui me mena ensuite plus au sud jusqu'à Mostar, adorable cité cosmopolite sur le pont de laquelle je passai une journée délicieuse à écrire des lettres et lire des livres ! Entre chien et loup, alors que j'étais penché depuis ce pont, après quelques verres de slivovic, je balançai à la rivière une All Star montante de couleur crème, qui à l'heure qu'il est, pour un peu, reste bloquée dans quelque anfractuosité de la Neretva, attendant patiemment mon retour pour remonter à la surface de l'eau, afin que je puisse contempler le visage de ma propre histoire.

    Nous roulons vite. A toute allure dans une Golf. Nous écoutons une reprise des Animals. Fort. Le chanteur serbe a la voix d'Eric Burdon. Les percussions psyché rythment notre avancée dans la montagne. Au son des maracas et d'une lourde basse, nous frôlons la glissière de sécurité. La gomme n'est plus au contact du sol. Nous sommes allongés sur la banquette arrière. Fenêtres baissées. Le ciel se rapproche de nos yeux. Sur la colline, en lettres blanches géantes : Tito, Volimo Te. Hollywood on Balkans. Jelena. François, volim te. Nous rions. La Golf s'est muée en drône. Nous sommes en apesanteur. Nous patrouillons au-dessus de la nuit d'Herzégovine. Le groove. Le chuintement du vent contre la carosserie. Les mortiers sont silencieux. Pour combien de temps encore ? En contrebas, une fragile arche de pierres relie la quartier bosniaque au quartier serbe.

    Pour dîner, nous nous sommes installés sur une large dalle. Qui fait office de terrasse. Il fait doux. On nous apporte d'énormes karageorgevas dans des assiettes blanches. Des escalopes de veau fourrées au fromage. Roulées. Panées. Puis frites. Anna regarde son plat d'un oeil coquin. Nous rions. Après manger, direction la Golf. On retourne dans la nuit. A toute vitesse. Je dors ailleurs. Il faut me dissimuler. Me déposer chez un ami, puisque la famille de ma dulcinée doit ignorer ma présence. Secret de polichinelle.

    Sur une photo totalement floue, je suis appuyé contre un long mur décrépit. On entend mon rire. Je ne porte qu'une chaussure. Montante, de couleur claire. On y entend aussi le rire de la photographe. Rire emporté par le temps et les eaux vertes de la Neretva. Jusqu'en Mer adriatique. Qui devient murmure et se déplace en cabotage jusqu'à Dubrovnik. Fraye entre le talon de la botte italienne et la côte albanaise. Puis de nouveau prend de l'ampleur dans les eaux tumultueuses de la Méditerranée. Contourne les rives grecques. Avant de traverser le Détroit de Canakkale. Glisse sur les eaux de la mer de Marmara. Rire qui s'extrait du goulot stambouliote. Roule sur la mer Noire jusqu'à Batumi, Géorgie. Grimpe dans un vieux camion Mercedes bariolé. Bringuebale. Qui me retrouve sur une terrasse des sommets d'Erevan. Où je dors emmitouflé dans un épais duvet tout neuf. Face à l'Ararat. Il fait moins treize. Trop froid. Qui retourne à Mostar. Se hisse sur un pont enjambant les eaux vertes de la Neretva. Où je lis Les faux-monneyeurs. Qui finit sa course dans la petite poche ventrale de mon sac à dos Jansport violet, posé à mes pieds. Je n'ai pour tout bagage que ce souple cartable à l'intérieur duquel j'ai bourré un vieux duvet blanc aux rayures bleues, usé jusqu'à la corde, qui ne réchauffe plus que mon âme. Je suis assis. Seul. Les eaux joyeuses de la rivière en contrebas. La guerre va éclater dans quelques semaines. Je ne comprends pas ce qui se passe. Je vais bien. Je ne vais pas tarder à repartir pour Sarajevo. Le voyage déforme ma jeunesse.

    Agréable Mostar, dont le pont fut trois ans plus tard détruit également - de même que la métaphore qui va avec. Cité amputée où je n'osai pas retourner lorsque je séjournai à nouveau en Bosnie*, à l'automne 1996, concentrant mon rayon d'action sur Sarajevo, Zenica et Gorazde, perdu parmi l'immense foule des samaritains de l'humanitaire faisant vrombir le moteur de leur rutilant 4x4, patrouillant à la recherche d'une niche de population vulnérable digne de ce nom comme le bedonnant John Sutter, dans la vierge Californie des années 1840, grattait le lit des rivière pour y trouver la pépite qui lui donnerait enfin le sourire. 

    Il y a quelques temps, accusé d'avoir plagié Wikipedia lors de la sortie de La carte et le territoire, Michel Houellebecq avançait qu'une des gageures dans l'écriture contemporaine consistait à écrire à la manière de Wikipedia, pour effectuer une "tentative de brouillage document réel/fiction". C'est à mon sens Simon Liberati qui va le plus loin dans l'intégration de l'hyper-texte dans son écriture. De deux manières. Dans la densité des informations liées à un événement précis, d'une part. Dans la manière d'articuler le récit, d'autre part. Pour ce qui est de la densité des informations, qu'on en juge - pages 32 et 33 de Jayne Mansfield 1967 :

    "En décembre 1964, grâce aux efforts de son patron, le colonel Thomas Burbank, la LSP s'était vu offrir une nouvelle flotille de véhicules modernes destinés à redonner du cachet à la maison. Pour tout dire, les vieilles Chevrolet Biscayne datant de 1957, avec leur double optique avant et leurs ailerons arrière, n'avaient pas toutes été revendues aux ferrailleurs comme elles le méritaient, et l'ensemble du parc avait profité d'un nouvel aménagement de phares d'alerte lumineux d'un bleu intense, plus tonique, ainsi que d'une peinture de carosserie rénovée dans une bichromie bleu et blanc, plus élégante. Sur les clichés de la nuit du drame, on aperçoit deux modèles de voitures de patrouille utilisées couramment à l'époque dans les états du Sud : une Dodge Polara et une Ford Galaxy. La présence d'une quinzaine de policiers en uniforme autour du site indique qu'au moins quatre véhicules de police assourdirent les assistants de leurs sirènes d'alarme en déboulant des Rigolets.Ils arrivaient du comté de Slidell par la bretelle 190. L'échangeur se situait avant le pont, au niveau de l'ancien restaurant-poste à essence The White Kitchen (détruit en 1986) où la Buick s'était arrêtée spet minutes avant l'accident pour permettre à la principale passagère, élue Gas Station Queen en 1952, de se rendre aux toilettes."

    Wikipedia, Mappy, Google map, Google Earth, etc. On voit dans cet extrait que les sources électroniques forment un vivier dans lequel puise l'auteur pour produire un "effet de réel" saisissant. Les compléments d'information sont de rigueur tout au long du roman.

    Mais il ne s'agit pas non plus d'un catalogue ou d'un rapport de police, ce texte fait littérature, et ce qui compte vraiment, c'est la manère dont le roman, dans sa fabrication même, fait sien l'objet "lien hypertexte". Dans les 60 premières pages, le récit s'articule sur des liens de ce type qui éloignent le lecteur du lieu de l'accident, par bonds successifs, avant que l'auteur le ramène immanquablement à la sortie du pont, lieu de l'accident : le lien hypertexte permet de déplier et plier le récit à loisir, d'une manière suprenante. Ceci étant dit, cet hyper-monde que Liberati déploie sous mes yeux, il peut bien me suprendre, il ne m'étonne guère. De même que pour Le ravissement de Britney Spears, cette entreprise de décodage créatif du monde contemporain porte en elle les germes de sa perte, car elle ne peut se dégager d'une conséquence : en travaillant l'hyper-figure et en s'appropriant l'hyper-lien comme procédé littéraire, ne transforme-t-elle pas le livre en un objet hyper-dérisoire, sorte de vidéo Youtube en papier, de la littérature en str(eam)ing ?

    Ce qui reste

    C'est à mon sens le livre le moins novateur qui est le plus réussi. Je considère pour ma part que Limonov constitue un livre-somme, un livre-siècle d'une grande réussite. Traiter de Limonov, c'est traiter de la Russie, d'aujourd'hui et d'hier, c'est à dire du monde tel qu'à mes yeux il présente un intérêt : qui m'étonne. Les deux autres livres, en dépit de leur audace, et, même, de leur modernité formelle, me laissent sur ma faim. Oh ça, ils se lisent sans déplaisir ! Britney Spears, au final, est une créature bien malheureuse. Jayne Mansfield avait la main sur son destin, c'était, dans le fond, une femme libre. Et alors ? Gho (comme on dit en persan) ? Lorsque ce que l'on me donne à lire reflète trop fidèlement le visage que le commerce du monde me livre chaque jour, jusqu'à saturation, je détourne les yeux. Qu'on m'offre l'Asie centrale, d'autres Asie centrale, bon sang !

    * Au sujet du retour, de l'idée de revenir sur ses pas, Mathias Enard, dans le sublime Zone (2008), dessine en une phrase de plus de cinq cents pages une spirale de la taille du bassin méditerrannéen dont chaque courbe heurte brutalement la ligne droite du trajet Florence-Rome que le narrateur effectue en train au cours d'une interminable nuit. Une longue digression emporte le lecteur dans un mouvement de va-et-vient sur des lieux énoncés, ressassés. Tour de force littéraire : au fur et à mesure de sa progression, le récit sédimente sa propre mémoire qui se fixe à la fois à celle du lecteur et sur le socle de la mémoire collective - l'Histoire. Je cite, page, 436 : "et Rome, Rome où toutes les routes passent avant de se perdre dans la nuit que vais-je faire on est toujours tenté de revenir en arrière de retourner là où on a vécu comme la Caravage peintre de la décapitation voulait retrouver Rome, malgré le luxe de Malte la beauté pourrissante de Naples, sans repos ni cesse le Caravage désirait la Ville Eternelle les bas quartiers les coupe-jarrets autour du mausolée d'Auguste les amants de passage les jeux les rixes la vie dérisoire où retournerai-je, moi, à Mostar écrasée par les obus à Venise entre le beau Ghassan et Ezra Pound le dément, à Trieste dans la villa maudite du Herzog von Auschwitz, à Beyrouth auprès des Palestiniens farouches à Alger la blanche lécher le sang des martyrs ou les plaies des innocents torturés par mon père, à Tanger entre Burroughs l'assassin halluciné Genêt l'inverti lumineux et Choukri l'affamé éternel, à Taormine pour me soûler avec Lowry, à Barcelone, à Valence, à Marseille, chez ma grand-mère amoureuse des têtes cournonnées, à Split chez Vlaho le mutilé, à Alexandrie l'endormie, à Salonique ville des spectres ou sur l'île Blanche cimetière des héros, que ferait Yvan Deroy le fou où irait-il... "

    C'est pas magnifique, ça?


  • Commentaires

    1
    Marie
    Dimanche 29 Mai 2022 à 17:55

    dont chaque courbe heurte brutalement

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :