• Triste Tropiques - morceaux choisis

    La flemme de composer un article sur ce monument publié en 1955... Mais pourquoi pas un repérage de passages singuliers, de morceaux de bravoure, d'assertions au fusil et autres petites choses amusantes glanés au fil de la lecture de ce classique paru dans la collection Terre humaine Poche chez Pocket ?

    Triste Tropiques - morceaux choisis

    Voyage : addiction et contradiction

    - Je hais les voyages et les explorateurs. (page 9 - un incipit que les 150 pages suivantes s'emploieront à balloter comme une coquille de noix, contant l'arrivée rocambolesque de l'auteur au Brésil en pleine Seconde guerre mondiale, puis ses premières années de jeune ethnographe sur place).

    - Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus... Ce que vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité. (page 36 - la dernière phrase constitue un troublant écho du manifeste au Saint-Nicolas (Bouvier), patron des voyageurs, qui livrait en 1963, dans la sublime introduction de L'usage du monde : Un voyage se passe de motifs... On croit qu'on fait un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait.)

    -  En fin de compte, je suis prisonnier d'une alternative : tantôt voyageur ancien, confonté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait - pire encore, inspirait raillerie et dégoût ; tantôt voyageur moderne, courant après les vastiges d'une réalité disparue... Victime d'une double infirmité, tout ce que j'aperçois me blesse, et je me reproche sans relâche de ne pas regarder assez. (page 43)

    - J'ai appris que la vérité d'une situation ne se trouve pas dans son observation journalière, mais dans cette distillation patiente et fractionnée que l'équivoque du parfum m'invitait peut-être déjà à mettre en pratique... Moins qu'un parcours, l'exploration est une fouille : une scène fugitive, un coin de paysage, une réflexion saisie au vol permettent seuls de comprendre et d'interpréter des horizons autrement stériles. (page 48)

    Tristes tropiques : entre compte-rendu et récit littéraire

    - (Peindre une ville en quelque coups de plume : l'éthnographe est aussi un écrivain-voyageur en cela qu'une traversée du monde se marie chez lui, parfois, à une traversée littéraire de la langue) Rio de Janeiro n'est pas construite comme une ville ordinaire. Etablie d'abord sur une zone plate et marécageuse qui borde la baie, elle s'est introduite entre les mornes abrupts qui l'enserrent de toutes parts, à la façon des doigts dans un gant trop étroit. Des tentacules urbains, longs parfois de vingt à trente kilomètres, glissent au bas de formations granitiques dont la pente est si raide que nulle végétation ne peut s'y accrocher ; parfois, sur une terrasse isolée ou dans une cheminée profonde, un ilot de forêt s'est aussi installé, d'autant plus véritablement vierge que l'endroit est inaccessible malgré sa proximité : d'avion, on croirait vraiment frôler les branches, dans ces corridors frais et graves où l'on plane entre des tapisseries somptueuses avant d'atterrir à leurs pied. Cette ville si prodigue en collines les traite avec un mépris qu'en explique en partie le manque d'eau au sommet... en 1935, la place occupée par chacun dans la hiérarchie sociale se mesurait à l'altimètre : d'autant plus basse que le domicile était haut. Les miséreux vivaient perchés sur les mornes, dans les favellas ou une population de noirs, vêtus de loques bien lessivées, inventaient sur la guitare ces mélodies alertes qui, au temps du carnaval, descendraient des hauteurs et envahiraient la ville avec eux. (page 95)

    - (Sur la ville, encore) Ce n'est donc pas de façon métaphorique qu'on a le droit de comparer - comme on l'a si souvent fait - une villa à une symphonie ou à un poème ; ce sont des objets de même nature. Plus gracieuse peut-être encore, la ville se situe au confluent de la nature et de l'artifice. Congrégation d'animaux qui enferment leur histoire biologique dans ses limites et qui la modèlent en même temps de toutes leurs intentions d'êtres pensants, par sa genèse et par sa forme la ville relève simultanément de la procréation biologique, de l'évolution organique et de la création esthétique. Elle est à la fois objet de nature et sujet de culture ; individu et groupe ; vécue et rêvée ; la chose humaine par excellence. (page 138)

    Introduction à l'ethnographie

    - L'ensemble des coutumes d'un peuple est toujours marqué par un style ; elles forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n'existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines comme les individus - dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires - ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu'il serait possible de reconstituer. (page 205)

    - La distribution circulaire des huttes autour de la maison des hommes est d'une telle importance , en ce qui concerne la vie sociale et la pratique du culte, que les missionnaires salésiens de la région du Rio das Garças ont vite appris que le plus sûr moyen de convertir les Bororo consiste à leur faire abandonner leur village pour un autre où les maisons sont disposées en rangées parallèles. Désorientés par rapport aux points cardinaux, privés du plan qui fournit un argument à leur savoir, les indigènes perdent rapidement le sens des traditions. (page 255)

    - Un Nambikwara témoigne son antipathie en saisissant sa verge à deux mains et en la pointant vers l'adversaire. (page 358)

    - (On peut être surpris de constater que Lévi-Strauss se débarrasse en six lignes d'une cité de mille habitants pour consacrer quatre-vingt dix pages à six familles Nambikwara) Nous arrivons à Rosario Oeste, bourgade d'un millier d'habitants, pour la plupart noirs, nains et goitreux, logés dans des casebres, bicoques de torchis d'un rouge fulgurant sous les toits en palme claire, bordant des avenues droites ou pousse une herbe folle. (page 311)

    - Car n'était-ce pas ma faute et celle de ma profession de croire que des hommes ne sont pas toujours des hommes ? Que certains méritent davantage l'intérêt et l'attention parce que la couleur de leur peau et leurs mœurs nous étonnent ? (page 397)

    Les morts et les vivants

    - (les deux manières d'établir un rapport entre les vivants et les morts) Certaines sociétés laissent reposer leurs morts : moyennant des hommages périodiques, ceux-ci s'abstiendront de troubler les vivants... Tout se passe comme si un contrat avait été conclu entre les ports et les vivants : en échange du culte raisonnable qui leur est voué, les morts resteront chez eux, et les rencontres temporaires restent toujours dominées par le souci de l'intérêt des vivants... A cette conception s'en oppose une autre... Certaines sociétés... refusent le repos (aux morts), elles les mobilisent : littéralement parfois, comme c'est le cas du cannibalisme ou de la nécrophagie quand ils sont fondés sur l'ambition de s'incorporer les vertus et les puissances du défunt ; symboliquement aussi, dans les sociétés engagées dans des rivalités de prestige et où les participants doivent, si j'ose dire, appeler les morts à la rescousse, cherchant à justifier leurs prérogatives au moyen d'évocation des ancêtres et de tricheries généalogiques... Mais qu'il s'agisse de partage équitable, comme dans le premier cas, ou de spéculation effrénée comme dans le second, l'idée dominante est que, dans les rapports entre morts et vivants, on ne saurait éviter de faire part à deux. (pages 268-69)

    - En fait et en droit, la mort est à la fois naturelle et anticulturelle. C'est à dire que chaque fois qu'un indigène meurt, non seulement ses proches mais la société toute entière sont lésés. Le dommage dont la nature s'est rendue coupable envers la société entraîne au détriment de la première une dette, qui traduit assez bien une notion essentielle chez les Bororo, celle de mori. (page 271)

    - Le monde surnaturel est lui-même double, puisqu'il comprend celui du prêtre et celui du sorcier. Ce dernier est le maître des puissances célestes et telluriques, depuis le dixième ciel (les Bororo croient dans une pluralité de cieux superposés) jusqu'aux profondeurs de la terre ; les forces qu'il contrôle - et dont il dépend - sont donc disposées selon un axe vertical tandis que le prêtre, maître du chemin des âmes, préside à l'axe horizontal qui unit l'orient à l'occident, où les deux villages des morts sont situés. (page 281)

    L'écriture

    - (au sujet de l'écriture, l'auteur vent debout contre la doxa positiviste - de même que de Saussure au sujet de l'orthographe du français) Une des phases les plus créatrices de l'histoire de l'humanité se déroule durant l'avènement du néolithique : responsable de l'agriculture , de la domestication des animaux et d'autres arts. Pour y parvenir, il a fallu que, pendant des millénaires, de petites collectivités humaines observent, expérimentent et transmettent le fruit de leurs réflexions. Cette immense entreprise s'est déroulée avec une rigueur et une continuité attestées par le succès, alors que l'écriture était encore inconnue. A quelle grande innovation est-elle (l'écriture) liée ? sur le plan de la technique, on ne peut guère citer que l'architecture. Mais celle des Egyptiens ou des Sumériens n'était pas supérieure aux ouvrages de certains Américains qui ignoraient l'écriture...  (D)epuis l'invention de l'écriture jusqu'à la naissance de la science moderne, le monde occidental a vécu quelque cinq mille années pendant lesquelles ses connaissances ont fluctué plus qu'elles ne se sont accrues. On a souvent remarqué qu'entre le genre de vie d'un citoyen grec ou romain et celui d'un bourgeois européen du XVIIIè siècle, il n'y avait pas de grande différence... Si l'on veut mettre en corrélation l'apparition de l'écriture avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction. Le seul phénomène qui l'ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c'est à dire l'intégration dans un système politique d'un nombre considérable d'individus et leur hiérarchisation en castes et en classes... elle paraît favoriser l'exploitation des hommes avant leur illumination... exploitation, qui permettait de rassembler des milliers de travailleurs pour les astreindre à des tâches exténuantes... si mon hypothèse est exacte, il faut reconnaître que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement. (pages 353-54)


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :