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Par pacobalcon le 27 Décembre 2011 à 18:48
Après quelques pas dans le Jardin des Tuileries, alors que le froid, enfin, était descendu sur notre chère cité, tenant en suspension sur nos têtes une fine brume qui dispersait sur le parc une agréable lumière hivernale, nous sommes entrés dans la dernière chapelle à la mode, le haut-lieu de la tendance, l'épicentre du buzz : le Jeu de Paume, qui abrite l'accrochage qu'il faut manifestement avoir vu. Public total international : un couple de vieux Belges très chic mais en gore-tex, un groupe de copines néerlandaises en petit blouson ouvert, EOS de rigueur autour du cou, crachant un bruyant flamand plein d'allégresse, une acoustique ça et là piquée d'anglais, d'allemand, que sais-je encore? Et, pour la partie plus locale, un nombre non négligeable de femmes seules au look de professeure d'université (il y en aurait tant que ça ?), la quarantaine en jeans et l'oeil clair. Vu aujourd'hui, donc, la magnifique rétrospective, en quelque 200 clichés, de l'oeuvre de la photographe américaine Diane Arbus (1923 - 1971), dont l'essentiel a été réalisée à New York, et pour une bonne partie dans Central Park même.
Coquin de Pacobalcon ! Il rédige un article sur Arbus, quelle photo choisit-il pour lancer sa présentation ? Un tirage sur lequel figure une adorable petite fille à la chevelure en bataille, fixant sans hésitation l'objectif de la photographe. Une gamine qui émerge avec détermination d'une minuscule profondeur de champ conférant à l'arrière-plan new-yorkais le statut de pur décor formel (pas de tours, d'ombres, de "ville debout" ici). Au premier plan, un garçon à la coupe monacale s'efface dans un léger flou, non sans prêter au reste du cliché sa voix, son rire, pour apporter un peu de joie dans cet ensemble habité par une demoiselle bien sérieuse.
Dans ce cliché, donc, pas de créature étrange, pas d'unheimlich ! Pas de ce dont on parle lorsque l'on parle de Diane Arbus (pour paraphraser la géniale relative employée par Raymond Carver dans une de ses nouvelles*). Attention, bien loin de moi l'idée de contrarier la vision classique de Diane Arbus comme un ange du bizarre, car indéniablement, la New-yorkaise, c'est aussi ça :
C'est la focalisation presque immédiate du spectateur sur l'enfant accompagné par ses parents, ce strabisme, cette bouche ouverte, ce corps penché vers l'avant que précède un bras tenu dans une position qui semble incontrôlée. L'irruption de la différence dans le quotidien traverse effectivement l'oeuvre de Diane Arbus de part en part.
Cette instrusion du bizarre dans la normalité, la vie de tous les jours, des gens bien plus intelligents et cultivés que moi en ont parlé avec expertise, non, non... Ce qui est frappant, en dehors de ce phénomène c'est la remarquable série de points communs que présentent les deux photos ci-dessus : une composition en carré, d'une part (Arbus travaillait à la légère, souvent au Rolleiflex 6x6, sans objectif interchangeable, sans la possibilité de déplacer à sa guise le sujet - bien à l'abri derrière la simple distance - dans la nécessité donc de se déplacer et de se positionner par rapport à ce sujet) et une prise de vue à hauteur d'homme - en l'occurrence à hauteur d'enfant - d'autre part, frontale, sans afféterie. Pas de plongée écrasante, pas de contre-plongée effrayante - pas d'effets, quoi !
Un humanisme. C'est vrai, quoi ! Entend-on parler d'humanisme lorsqu'on entend parler de l'oeuvre de Diane Arbus ? Non - pas tendance, pas arty.
Or, c'est ce qui me parle, me plaît, m'attire dans cette galerie de portraits : un regard toujours tendre sur le sujet, jamais - au grand jamais ! - la tentation de l'isoler pour le transformer en bête curieuse, et pourtant, on en voit, des transformistes, des nains, des personnages contrefaits et difformes... et cette douceur se diffuse jusqu'à nous pour nous faire partager cette bienveillance : ce faisant, la photographe modifie notre regard sur le monde. Pour plus de tolérance, sans doute. Une tolérance bâtie sur la connivence avec le sujet, pas la charité. Parce que, de surcroît, l'ensemble ne manque pas d'humour !
Un humanisme, vous dis-je !
Lorsqu'elle shoote des séries de nudistes, en particulier les vieux, on est systématiquement dans le confort d'un accueil : celui que lui fournissent les sujets dans leur bungalow, celui qu'elle leur procure dans sa "chambre" (photographique). Cela fournit des clichés qui permettent aux sujets d'être eux-mêmes dans une intimité que leur offre le rapport qu'elle entretient avec eux. Sans ridicule - "sans teeth, sans eyes, sans taste, sans everything", comme le disait le Shake'. Parce que derrière les apparences, affaire du technicien (c'est à dire n'importe qui), reste ce qui est du domaine de l'âme (affaire de l'artiste).
Ce qui me gêne ? La longue galerie de photographes qui prétendent s'être inspiré de la Dame, en négligeant parfois ce gène de l'oeuvre de Diane Arbus, l'humanisme - c'est leur oeuvre qui est frappée de maladie génétique ! C'est si facile de mépriser son sujet - rappelons-nous simplement que monstre et montrer ont la même étymologie. Diane, elle, dépasse l'épiderme - sans les fringues, avec les fringues, homme, femme, môme, vieillard, valide, handicapé, peu importe - pour cibler l'entraille, le coeur, et les rendre visibles. Grande photographe.
* What We Talk About When We Talk About Love, 1981.
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Par pacobalcon le 18 Décembre 2011 à 23:06
A voir jusqu'au 8 janvier 2012, une somptueuse exposition à la Maison Européenne de la Photographie.
Avant de faire le déplacement, on s'était tout de même interrogé: l'intitulé de cette expo, c'était bien sérieux? Pourquoi pas un "best of de la pyrogravure monténégrine" ou "les grandes heures du sténopé kosovar dans l'entre-deux-guerres"? On baignait dans le doute.
Il est vrai qu'on a vu, à la MEP, une palanquée de retrospectives fumeuses de photographes dont des curateurs en mal de notoriété tentaient de faire le buzz. Mais le bâtiment, ce magnifique hôtel particulier du Marais, flanqué d'un joli jardin zen, reste toujours un endroit agréable, pas trop fréquenté, où il est sympathique de déambuler à loisir. Et puis, on s'y est régalé, aussi, et souvent, de séminales expositions, fouillées, audacieuses même parfois - alors, la promenade sous un ciel ensoleillé ce dimanche était plutôt engageante.
Manifeste à l'entrée de l'exposition: L'Albanie ne figure pas dans l'histoire mondiale de la photographie. Ah bon. Mais les commissaires, heureusement, nous rassurent aussi sec: Elle possède pourtant un patrimoine photographique unique dans les Balkans. Tant mieux.
Trêve de plaisanterie: sur deux salles, on est embarqué, comme par enchantement, dans un voyage spatio-temporel, qui nous mène dans ce pays en forme de dauphin nain, coincé entre le Monténégro et la Grèce, la nageoire dorsale plantée dans la Macédoine et le rostre fiché dans les eaux de la Méditerranée. Les Balkans, quoi. Le tout entre 1858 et la seconde guerre mondiale (ça, c'est pour l'âge d'or).
Kel Marubi
On est vite saisi par la densité, l'humanité qui se dégage de ce que les photographes ont capté. Ces photographes? Une lignée de Marubi, d'origine italienne (le premier, garibaldien, a quitté l'Italie pour se réfugier) qui sur trois générations ont cartographié la diversité albanaise (oui, la diversité, comme on dit aujourd'hui de ce que l'on voit dans nos rues, nos soirées, nos amitiés - mais pas chez nos politiques). Mais il y en a d'autres, de ces photographes, pour la plupart des photographes talentueux, qui après une formation en Italie ou en France, ouvrirent à peu de frais un studio dans les rares villes de ce pays montagneux. Ils ont pour noms Vangjush Mio, Kristaq Sotiri... et, souvenir de leur périple transalpin, ils peignent en fond des colonnes néoclassiques léopardées de motifs végétaux, ainsi que des décors pastoraux ou forestiers devant lesquels ils font poser paysans des montagnes, mendiants, rebelles, soldats, barbiers - jusqu'au roi Zog (si si !), qui aura le privilège d'être photographié en culotte sombre, dos à la mer, portant haut une haltère qui semble fabriquée à l'aide de boîtes de conserves.
Kel Marubi
Parce que ces personnages - outre qu'ils semblent pour certains tout droit sortis du Sceptre d'Ottokar - ces êtres humains qui défilent sous nos yeux attendris, ce sont pour la plupart des petites gens, comme nous, qui se font tirer le portrait, pas pour la postérité, non, plutôt pour voir, sans doute, à quoi ils ressemblent, ou bien pour décorer, luxe unique, leur intérieur, ou bien encore pour se rappeler une amitié; et ils sont portraiturés par des types qui n'envisagent pas de faire bouger les lignes de l'ésthétique de leur époque, mais qui font de belles photos comme on peut faire du bon pain ou tailler délicatement une moustache.
C'est cette humilité, cette modestie du propos qui tient lieu de richesse: comment expliquer autrement une telle mosaïque de portraits? Sur cette minuscule bande de terre âpre, vivent des Musulmans, des Orthodoxes, des Catholiques, postillons crachés par une géopolitique qui les dépasse, ces reliquats des grands mouvements d'empires - ottoman, autrichien - qui s'offrent à l'objectif. Là, une jeune Musulmanne au visage opalin nous lance un regard à la fois noir et doux, alors que quelques pas nous séparent d'une Chrétienne au corps et au visage ensachés dans un voile et qui, justement, fuit le nôtre, de regard.
Pjetër Marubi
Cette exposition renseigne également sur la manière dont, après le trépas, les corps sont accompagnés, et ceci quelle que soit la religion, sur les silencieuses veillées autour du défunt, les rassemblements autour du cercueil avant la mise en terre. C'est très émouvant. Le gros travail de recherche, de sélection, de classification et de présentation des deux commissaires de l'exposition, Loïc Chauvin et Christian Raby, mérite toute notre estime.
Anonyme, enterrement orthodoxe
Maintenant, je vais vous demander de faire un petit effort: regardez les deux photos ci-dessous, puis jetez de nouveau un coup d'oeil à celles que vous avez déjà regardées en lisant cet article:
Gege Marubi
Pjetër Marubi, rebelles kosovars
Vous avez remarqué? Oui, c'est bien de style que je veux vous parler maintenant, de style vestimentaire. Cette profusion de couleurs, de matières, ces coupes géniales, ces robes pour hommes, ces armes en tous genres (ici d'apparat, mais sait-on jamais...) plantées en tous sens dans de larges ceintures ventrales, ces petits spencers aux guirlandes de boutons de métal, ces couvre-chefs de toutes formes... Le monde d'aujourd'hui se divise en deux catégories: il y a ceux qui, cyniques, ne voient dans le pantalon du garçon de gauche du cliché ci-dessus rien d'autre que "des braies taillées dans de la toile de yourte", et les autres, qui se demandent ce qu'on fiche tous, nous, "les jambes enfoncées dans des cylindres de bâche de tente bleue signés Levi's ou Pantashop".
Mon problème, en fait, c'est que je fais partie des deux.
Quoi qu'il en soit, en descendant feuilleter le catalogue de l'exposition à la petite librairie de la MEP, j'ai regardé d'un oeil distrait un grosse monographie d'Helmut Newton - ces tirages de pétasses Mattelisées lovées autour de piscines classieuses, dans un graphisme ultra léché, m'ont paru encore plus insignifiants que d'habitude.
Tous mes pachas!
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