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Du côté de chez Walt
Walt Whitman, c'est la grande plume poétique de la littérature américaine du dix-neuvième siècle.
Non, mais, revenez - n'ayez pas peur! Quand j'écris "grande plume poétique", je vous taquine. On est loin de l'académisme! Walt, quand ce siècle(-là) avait cinquante-cinq ans, a composé, en quelques jours, one-shot, Leaves of Grass (Feuilles d'herbe), texte sur lequel il retravaillera ensuite presque toute sa vie, pour le peaufiner, le réagencer, le compléter. Un poème fleuve qui comme le dit Eric Athenot, "bannit d'emblée toute idée de symétrie ou d'harmonie".
Quelle version de Leaves of Grass?
J'ai une tendresse toute particulière pour la version de 1855, véritable matrice de l'oeuvre du poète, dont José Corti nous a offert en 2008 une délicieuse édition bilingue. L'ample volume tient bien en main, la couverture cartonnée est agréable au toucher: c'est un bel objet. Sur la sobre couverture, entre les lettres bâton blanches du nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage en italiques noires en bas à droite, figure un cliché du poète jeune, presque quarante ans avant la photographie canonique qui le montre le visage mangé par un invraisemblable collier de barbe blanche rejoignant une tignasse coiffée d'un chapeau informe. 1855, donc, il a le regard doux, et sa tête légèrement penchée sur la droite lui confère un air angélique et attentionné. Mais il a ce sourire de Mona Lisa - et à travers ses yeux clairs, tout au fond, on perçoit un éclair, sinon de provocation, du moins d'ironie.
Une forme neuve - poétique de la liberté
C'est que le jeune homme de 36 ans fait tabula rasa. Son poème ne ressemble à rien - de déjà écrit. Pour ce qui est de la forme, le texte épouserait plutôt le long parchemin que sur une carte trace Long Island (Etat de New York), île dont l'auteur est originaire. Dans une géniale métamorphose, Whitman transforme la fôret new-yorkaise en une forêt de papier, dont nous, lecteurs, ramassons les feuilles. Pour ce qui est du fond, ce sont les idées de la Révolution américaine qu'il épouse: se déposséder de tout le préexistant, se mettre à nu pour fonder une République des lettres qui accompagne la République des Hommes et des Femmes. La liberté comme horizon ET comme terreau. Et un manifeste, Constitution whitmanienne: "I celebrate myself".
Whitman romantique?
Pas de rimes, pas de métrique particulière, on le disait, on est à mille lieues de la poésie classique. Si on retrouve chez Whitman le topos romantique de l'esprit national et révolutionnaire, comme chez les Grimm ou Victor Hugo (ça, c'est pour la première personne du pluriel), si on retrouve un égo, un moi érigés en paradigme, comme chez les poètes lakistes anglais - Wordsworth, Coleridge (ça, c'est pour la première personne du singulier), on ne retrouve rien de l'inquiétante étrangeté que l'on identifie chez certains de ses contemporains romantiques, comme le peintre Caspar David Friedrich (ça, c'est parce qu'il y a une deuxième personne qui court le long du texte). On est dans une poésie joyeuse, facétieuse même. Joueuse. Les cinq sens, dès le début du poème, sont convoqués pour un tourbillon de sensualité. La sexualité est explicite, déculpabilisée, le texte souvent amoral - et c'est jouissif.
Prenez-en plein les feuilles!
De surcroît, sa poésie, dans son flot, son culot, prend une dimension éminemment orale. C'est pourquoi je vous fais un petit cadeau: la remarquable lecture des deux premières pages (les vers ne sont pas numérotés) par mon ami Russell, enfin plutôt Russell, l'ami de mon amie Susan, de Berkeley (mais ça, à juste titre, vous vous en moquez). Vous ne maîtrisez pas très bien l'anglais? Pas grave, c'est de musique qu'il s'agit! Posez vos albums des Doors là, sur la table basse, refermez doucement An American Prayer de Jim Morrison... C'est fait? Maintenant, écoutez.
(Comme vous avez été bien sages, je vous livre également le même incipit sous forme graphique.)
I celebrate myself,
And what I assume you shall assume,
For every atom belonging to me as good belongs to you.
I loafe and invite my soul,
I lean and loafe at my ease . . . . observing a spear of summer grass.
Houses and roof perfumes . . . . the shelves are crowded with perfumes,
I breathe the fragrance myself, and know it and like it,
The distillation would intoxicate me also, but I shall not let it.
The atmosphere is not a perfume . . . . it has no taste of the distillation . . . . it is odorless,
It is for my mouth forever . . . . I am in love with it,
I will go to the bank by the wood and become undisguised and naked,
I am mad for it to be in contact with me.
The smoke of my (own) breath,
Echos, ripples, and buzzed whispers . . . . loveroot, silkthread, crotch and vine,
My respiration and inspiration . . . . the beating of my heart . . . . the passing of blood and air through my lungs,
The sniff of green leaves and dry leaves, and of the shore and darkcolored sea-rocks, and of hay in the barn,
The sound of the belched words of my voice . . . . words loosed to the eddies of the wind,
A few light kisses . . . . a few embraces . . . . a reaching around of arms,
The play of shine and shade on the trees as the supple boughs wag,
The delight alone or in the rush of the streets, or along the fields and hillsides,
The feeling of health . . . . the full-noon trill . . . . the song of me rising from bed and meeting the sun.
Have you reckoned a thousand acres much? Have you reckoned the earth much?
Have you practiced so long to learn to read?
Have you felt so proud to get at the meaning of poems?
Stop this day and night with me and you shall possess the origin of all poems,
You shall possess the good (of) the earth and sun . . . . there are millions of suns left,
You shall no longer take things at second or third hand . . . . nor look through the eyes of the dead . . . . nor feed on the spectres in books,
You shall not look through my eyes either, nor take things from me,
You shall listen to all sides and filter them from yourself.
I have heard what the talkers were talking . . . . the talk of the beginning and the end,
But I do not talk of the beginning or the end.
There was never any more inception than there is now,
Nor any more youth or age than there is now;
And will never be any more perfection than there is now,
Nor any more heaven or hell than there is now.
Urge and urge and urge,
Always the procreant urge of the world.(...) I and this mystery here we stand.
(...) I am satisfied.... I see, dance, laugh, sing;
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