• Samedi 22 avril

    Traverser une avenue, à Katmandou, c'est d'une certaine manière se glisser dans le tempo du voyage. Motos, voitures, vans, autobus, bicyclettes même, rien ne s'arrête pour vous. Il faut donc se lancer et avancer à pas mesurés de telle sorte que les véhicules vous passent devant ou derrière et qu'au milieu du gué, vous tourniez vite la tête pour frayer ainsi jusqu'à l'autre rive. Il y a un risque mais somme toute, cette chorégraphie peut s'avérer assez agréable - pas comme à Mexico où l'on accélère volontiers lorsque vous mettez un pied sur la chaussée !

    On se retourne donc une fois la rue franchie et l'on peut à loisir observer toute une foule d'autres piétons à l'œuvre, tels de petits îlots verticaux sur l'onde de bitume et de métal.

    Ces bruyantes artères établissent une circulation active et intense, cependant elles ordonnent par ailleurs un agencement urbain souvent astucieux qui rappelle ce qu'à Pékin on nomme hutong ou en Indonésie kampung : un portique, une arche dressés depuis l'avenue vous ouvrent l'accès à une sorte de village bien plus paisible, où la circulation est plus douce, et qui est à la ville ce que le piéton est à l'avenue : un îlot frôlé par l'acier en marche.

    Ainsi, balançant entre la stridence intermittente des artères principales et le calme relatif des ruelles, nous avons traîné nos guêtres de droite et de gauche, promenant nos museaux au gré d'un palais des congrès puis d'un gigantesque rassemblement du Parti communiste népalais. Un peu d'audace, de culot, et vous vous ferez interviewer par une télé locale sur vos premières impressions de voyageur après qu'on vous aura offert une écharpe aux couleurs vives. Quelle chaîne, quelle après-midi, quel poste de télévision diffusera les images de ce Gaulois ébahi répondant aux questions d'une journaliste maquillée comme un autel hindou et travaillant pour le compte du gouvernement ?

    À un jet de pierre, de l'autre côté du boulevard, nous avons parcouru la prairie sur laquelle des centaines de fauteuils de plastique de toutes les couleurs avaient été placés face à une scène drapée de rouge et dominée, entre les drapeaux frappés de la faucille et du marteau, par les figures de Marx, Engels, Lénine, Stalin, Mao et le leader du PC népalais. A l'opposé, derrière le parterre de plastique des fauteuils encore vides, une troupe des jeunesses communistes, vêtue de rouge de pied en cap et fanions en mains, s'entraînait à défiler en chantant sous l'œil circonspect de la foule, massée de l'autre côté du grillage de cette prairie de carmin, ainsi que celui, plus inquiet, de dizaines de CRS en armes, bâton à la main, prêts à bondir malgré le soleil devenu haut. Les rencontres entre les forces de l'ordre et celles des Communistes, fréquentes depuis des décennies au gré des pulsations politiques du pays, se sont souvent terminées en bains de sang – et, bien plus rarement, en accolades.

    Chanceux voyageurs que nous sommes, qui pouvons frayer tour à tour avec le gouvernement puis leur némésis, auquel ce printemps donne une nouvelle occasion de se montrer, à la manière de Perséphone.

    Aujourd'hui, c'était le Durbar marg, l'avenue Durbar, qui oeuvrait à tenir à distance ces forces opposées, frontière symbolique autant que lame sociétale. Si cette haine sépare, il est une autre forme d'entropie qui, elle, bien au-delà de cette avenue, rassemble Katmandou. C'est l'immense chevelure posée en équilibre sur le visage de cette cité dont les yeux ornent certains stûpas de leur regard intense. La tignasse infinie, épaisse et brune des câbles électriques qui ondulent sur des kilomètres ou se figent en nœuds ou en épis. La ville est mal coiffée ? Elle me plaît bien ainsi.

    Lundi 24 avril

    "Discriminées ! Tu nous as discriminées ! Tu nous fais poser notre cul sur de vieux seaux à l'envers en plein milieu du passage, alors que les mecs, eux, sont tranquilles sur les fauteuils !" Ainsi s'écrie, hier, une femme aux yeux clairs, le regard souligné de khôl et du tilak rouge vif, épais comme on le porte ici. Le contrôleur du car fait donc avancer les femmes vers la cabine de conduite, où elles pourront s'asseoir, à gauche du chauffeur, sur un banc plus confortable que ces affreux tabourets de fortune qui vous trimballent le séant vers l'avant au premier coup de frein. Quelques instants plus tard, on entend rire la femme aux yeux clairs, d'un rire comme forcé. Elle rétablit sans doute l'ordre des choses, dans un pays où l'on se doit de garder sa retenue.

    Des freinages, il y en aura eu quelques uns au cours de ce périple de huit heures qui nous a fait relier Katmandou à Shyabru Bensi, une centaine de kilomètres au nord. Ce sont quatre étudiants en ingénierie informatique qui m'ont livré les raisons de ce tohu-bohu dans le car 18 places qui transportait 35 passagers. Après une nuit complète à bord d'un premier car pour rejoindre la capitale depuis leur coin, ils ont enchaîné avec ce voyage, pour finir assis, devant nous, et croiser notre chemin et notre intérêt. Ces quatre garçons aux traits fin et au regard rieur seraient nos interlocuteurs une poignée d'heures avant de bifurquer, sac à dos et sourire aux lèvres, sous d'autres cieux sur cette fourmilière qu'est le monde. Armés de leurs vingt ans, ils partent directement en trek. Nous, non. Pas tout de suite.

    Le soir même, sur Shyabru, j'allais prendre langue avec Karma et Prashaï, deux jeunes guides de haute montagne. Prashaï, encore débutant sur son instrument, jouait de la guitare et chantait face à son téléphone, dont émanait une voix de femme. Je lui demandai s'il s'agissait d'une amoureuse, il me répondit qu'il s'agissait juste d'un live TikTok. "TikTok love", me dit-il en souriant. Son acolyte, Karma, était mort de rire. Ce dernier reprit son sérieux en m'informant que lui était marié mais que sa femme vivait à Chypre, où elle travaillait comme femme de ménage. Lui étant régulièrement sur les chemins avec des touristes, leurs deux filles étaient souvent confiées à leurs grands-parents. Je leur montrai des photos de mes enfants et regardai les leurs.

    Comme le cheval Johano-ai de la légende Navajo, Prashaï et Karma sillonnent sans relâche le Népal et ils connaissent les Annapurna, le Mustang, le Dolpo et le reste comme leur poche en gore-tex. La gorge serrée, ils me racontent le terrible tremblement de terre de 2015, qui a lourdement affecté la région du Langtang, où nous nous trouvons, et a réduit à néant plusieurs villages de montagne. Prashaï à évité la mort, m'explique-t-il, à cinq secondes près, puisqu'il était sorti de sa maison pour aller aux toilettes à l'extérieur. "For real", précise-t-il, en me fixant de son regard subitement perçcant. Karma, lui, sur les routes du Haut-Mustang à ce moment-là, me dit qu'il en a tiré une sorte de honte : il n'était pas près des siens. Leur cousin, qui tient la guest house où nous passons la nuit, ajoute que ce jour-là, il a entendu une explosion avant que la terre ne s'ouvre comme une porte automatique. Il ajoute avoir littéralement vrillé et s'être enfui à toutes jambes, avant de revenir chercher... son fils resté sur place. Cette touchante confidence produit un drôle d'écho par rapport à ce que nous avons entendu deux heures plus tôt : alors que nous entrions dans le village, un bruit de sirène à retenti, suivi quelques secondes plus tard d'une déflagration de dynamite. On creuse la montagne dans le cadre d'un vaste projet de barrage hydroélectrique sur la Langtang khola.

    Ce matin, nous avons quitté Shyabru pour ce trek dont je rêve depuis des années : remonter la rivière jusqu'au sommet du Tsergo Ri. Première journée dans l'Himalaya : j'étais déchaîné et ai grimpé comme un cabri les mille deux cents mètres de dénivelé qui mènent, en amont, à Rimchi, où la chambre spartiate donnant sur la montagne fait mon bonheur. En contrebas, un chaos de blocs taillés dans la mythologie force le cours d'eau à se détourner et former des cascades mousseuses - la barbe de Neptune, sans doute. La Langtang s'écoule au creux d'une vallée dont les parois presque verticales semblent infinies et se perdent dans une épaisse écharpe de brume. Il y a une joie presque enfantine, insolente, à se frotter à l'Himalaya, comme un hubris de cour de récréation. Non, ce n'est pas l'Everest certes, mais c'est mon bac à sable !

    Je suis dans le rêve et dans la salle où j'écris, aux plafonds bas et aux nombreuses fenêtres, assis à côté du poêle de métal, je vois le haut de la vallée s'éclaircir quelque peu, tandis qu'en aval, les nuages ont désormais pris possession de tout. J'ai donc face à moi, à l'ouest, un écran sur lequel les frères Lumière pourraient projeter, plus que l'image du désir, le désir lui-même. Autour d'une grande table, un groupe de jeunes Israéliens joue aux cartes et leur hébreu se fond dans la pop américaine qu'ils écoutent et que certains d'entre eux chantonnent sans y penser en posant leurs cartes sur la toile plastique qui protège la table, assombrie par les imperméables séchant au-dessus, pendus à une corde qui va d'une extrémité à l'autre de la pièce.

    Assis à droite du poêle, Martin, un Allemand de mon âge m'a confié que lui aussi randonne hors-la-loi puisqu'il ne suit pas la nouvelle régulation obligeant les trekkeurs étrangers à prendre un guide et/ou un porteur. En effet, nous bravons cette règle qui nous empêcherait de faire comme bon nous semble - d'ailleurs, certains des Népalais avec lesquels nous avons échangé sont également contre car ils estiment la mesure contre-productive.

    Je joue aux pirates, je cours sur les rochers. Je suis un gamin.

    Mardi 25 avril

    Un chaos de pierres, sur des centaines de mètres de large, s'entasse jusque dans le creux de la vallée, ou coule la Langtang khola. Au-dessus, sur plusieurs centaines de mètres également, la falaise, plus claire que sur les autres parois, présente de larges bandes blanches. Le 25 avril 2015, il y a huit ans jour pour jour, elle s'est détachée comme on retire un tableau d'un mur, d'un coup sec, emportant avec elle le village de Langtang, intégralement rayé de la carte en un éternuement des entrailles de la Terre. Le massif, s'il est jeune, n'en est pas moins cruel. Seul un bâtiment, construit au pied de la falaise, a résisté, protégé par un épais surplomb rocheux.

    Comme pour rendre aux éléments la monnaie de leur pièce, les habitants ont reconstruit le village à quelques mètres de là et les blocs de parpaing des petites guest houses surmontés de tôle ondulée bleue que chevauchent des citernes d'eau chauffée par des panneaux solaires made in China ont poussé comme des champignons un peu plus haut sur le chemin de Kianjin Gumpa. Un mélange de résilience et d'inconscience collectives, sans doute : ce hameau fraîchement bâti pourrait bien être balayé à son tour. Avant de parvenir au village et poser nos sacs au Marigold, nous avons franchi le dénivelé de plus de mille deux cents mètres pour dormir ici, à plus de trois mille cinq cents mètres d'altitude. Aux alentours, les yacks et les nacks, femelles, broutent paisiblement sur le lieu même de la catastrophe...

    Le trek menant à la salle commune du Marigold, où j'écris ces lignes, était un éblouissement. Au bord de la rivière, des rhododendrons ployant sous des fleurs blanches, roses ou violettes, formaient des taches de couleur au pied des massifs en à-pic. La vallée serrée d'hier s'était élargie pour faire place à de petits plateaux eux-aussi éclatants de fleurs.

    La salle commune de notre bivouac ressemble fort à celle d'hier. Autour du poêle rectangulaire, la vie s'organise à l'intérieur d'un espace carré que ceignent mille petites fenêtres, au-dessus d'un long banc qui lui aussi court le long de la pièce. D'où que l'on se place, on a toujours un œil sur la montagne. Le fils de notre logeuse, qui est au lycée à Katmandou, me confie que lorsqu'il est en ville, elle lui manque, que son objectif est de revenir vivre au village au plus vite.

    Ainsi, autour du poêle, les membres et amis de la famille devisent, à la chaleur du bois et de la bouse de yack séchée - une bûche pour deux galettes de déjection animale. Dans ce petit groupe constamment renouvelé car il fait froid partout ailleurs, on échange, on rit, on mate des vidéos, seul ou à plusieurs. Ces visages cuivrés appartiennent aux populations tibétaines arrivées au Népal depuis le Tibet, à quelques kilomètres au nord, soit il y a des siècles par vagues migratoires successives, soit des les années 1950 avec l'annexion du pays par la Chine. Ici, ces populations tibétaines sont majoritairement les Tamang, ailleurs, les Sherpas, les Gorong ou Gurung...

    Dans la pièce, le soleil vespéral entre désormais par les fenêtres et il emplit la salle de lumière, à l'exception du coin situé à ma gauche, consacré à autel bouddhiste sur lequel sont posées coupes, carafes et cloches de métal ainsi que d'autres instruments liturgiques. Des photos du Dalaï-lama ont leur cadre entouré d'écharpes aux couleurs vives. Trois gobelets de carton, au milieu, accueillent billets de banque, bonbons et autres offrandes propitiatoires.

    Ainsi, le dos réchauffé par le soleil, je pense à ce bâtiment du bas de la falaise protégé par un énorme linteau naturel, je pense à ce petit village logé au pied de la de la plus haute montagne de la région, le Langtang Lirun - culminant à plus de sept mille deux cents mètres - je pense enfin à notre logeuse qui pose de petits bols renversés au pied des figures du Bouddha et de Vishnou, et j'y vois comme un motif : voici donc notre mouvement de balancier, à tous sans doute, entre l'immense et le minuscule - le bonbon et le Bouddha, la tôle et la Terre, la brique et l'à-pic - un entre-deux où nous évoluons, zigzaguant entre la résilience et l'inconscience.

    La falaise est fragile.

    Demain, je grimpe à nouveau, un peu plus haut, toujours plus haut. Taquiner le ciel, en appui sur l'obscur.

    Mercredi 26 avril

    Les fanions triangulaires de couleurs vives déposés sur des fils accrochés à un mât claquent au vent. Les marteaux des tailleurs de pierres frappent les blocs avec régularité tandis que par instants une tôle ondulée que l'on déplace crisser contre le sol. Allongé sur un banc du toit de la guest house, je fais face au soleil de la haute montagne. Sur cette sorte de terrasse où je me trouve seul, des poignées d'épaisses tiges de métal dressées vers le ciel indiquent que le propriétaire a encore des projets dans sa musette. Il fait doux bien que l'on ait presque atteint les quatre mille mètres. Ce troisième jour à donné à voir un panorama bien différent des jours précédents. Pour résumer, nous avons commencé le trek en remontant une vallée très encaissée. Le lendemain a principalement consisté à traverser ce qu'ici on appelle "the jungle", au milieu d'arbres et de massifs de fleurs. Or, ce matin, nous avons observé un élargissement du plateau menant à une cuvette bordée de sommets très élevés. Dans un ciel d'une clarté que nous n'avions pas connu jusqu'ici, on pouvait admirer la dentelle sublime des sommets, posée au-dessus des glaciers. Extraordinaire !

    Je reviens à l'instant d'une promenade de reconnaissance pour relever le début de notre ascension, demain à l'aube. Sur deux épaules couvertes d'arbustes brûlés, au sommet d'une colonne vertébrale constituée par un long chemin de crête, trône la tête ronde et blanche du Tsergo Ri. Ses cinq mille mètres sont notre objectif. J'en ai des frissons et des fourmis dans les jambes. Après un solide mal de crâne ce matin, je commence à m'habituer et me rends compte que l'acclimatation, il n'y a pas que des jardins pour ça !

    Au pied du massif, assis au bord de la rivière qu'il nous faudra franchir demain au lever du jour, se trouvait un Sherpa avec qui j'ai pris langue. Il m'a raconté avec le sourire ses trois Everest. Esbaudi et plein de dévotion, je l'écoutais comme on écoute un maître. Son sourire s'est effacé d'un coup lorsqu'il a parlé de son ascension du Dhalaugiri, à plus de huit mille mètres également, un trek à l'occasion duquel il a perdu deux camarades emportés par une rafale de vent et le poids de leur portage.

    Oh, nous ne prenons pas ces risques, mais pour moi, ce sommet, demain, c'est un rêve, je veux poser ma chaussure sur la neige de cet arrondi désirable. Je suis fiévreux et concentré. Je suis prêt.

    Jeudi 27 avril

    Haut dans le ciel, un arc-en-ciel circulaire est en suspension à l'horizontale et c'est en son centre qu'on observe le soleil. La cuvette autour du Tsergo Ri, si large qu'elle pourrait accueillir la moitié du panthéon hindou, est également un parfait arrondi, de telle sorte que le soleil, l'arc-en-ciel et la vallée autour semblent, à l'oeil, parallèles. Un peu plus bas, dans un silence d'église, des brumes remontent en colonnes pour s'emparer du sommet, comme discrètement. On dirait une scène chez John Ford ou Akira Kurosawa, lorsqu'un calme inquiétant règne avant la bataille. D'ailleurs, ça et là, des grappes de trekkeurs hagards, le regard fatigué et les épaules tombantes, sont posées au sol telles la soldatesque d'une armée en déroute. Ils n'ont pas réussi à monter. Je les croise de retour après mon ascension.

    Après une montée de quatre heures sur un dénivelé impressionnant, je suis parvenu sur la tête blanche du sommet, piquée de drapeaux multicolores, à cinq mille mètres. C'était superbe : une vue panoramique avait convoqué les sommets qui m'étaient encore barrés quelques minutes auparavant. Des façades dentelées, des bandes blanches poudreuses à perte de vue, jusqu'au Tibet, jusqu'au bout du monde.

    C'était très émouvant pour moi. J'ai eu une pensée pour cet enfant coincé jusqu'à ses quinze ans entre deux traitements, qui, des centaines de fois, en dépit des soins de ses parents, crut crever de son asthme, étouffé à en percevoir la fin et attendre Charon sur la barque d'un lit couvert de sueur. Ce gamin au souffle court qu'on regardait parfois d'un air moqueur à la récré, ou, pire, avec compassion. J'ai eu sur cette cime envie de lui murmurer à l'oreille : "Rassure-toi... N'aie pas peur, tout va bien se passer. Tu ne le sais pas encore, mais cette maladie, c'est une chance pour toi. Tu vivras désormais chaque jour comme un cadeau." Ce môme, métèque et juif errant parmi les bien-portants, deviendrait un transfuge de corps.

    Devant tant de beauté aujourd'hui, j'ai savouré l'air raréfié des hauteurs et l'ai partagé, par le tuba du temps, avec le petit François, qui voyait l'air comme, depuis les profondeurs, une surface hors d'atteinte.

    Souffle.

    Souffle.

    Respire.

    Respirons.

    Vendredi 28 avril

    Langtang : je me suis couché de bonne heure. Inspiré de cet autre asthmatique et pour la modique somme d'une paronomase et un signe de ponctuation, j'ai passé une longue nuit après mon épiphanie. Ce matin donc, il était temps de rebrousser chemin et quitter les hauteurs du fond de la vallée pour suivre le cours de la rivière vers l'aval désormais. De brefs coups d'œil en arrière, sur le chemin, offraient une poignée de derniers points de vue sur ce sublime cirque et la masse circulaire du Tsergo Ri en son centre. Déjà, le lieu me manquait, mais à cheval sur plusieurs rus que j'étais amené à franchir, j'observai des coffrages de métal contenant chacun un moulin à prière de métal sur un axe mis en mouvement par le courant. Ces rotations d'un même texte sur des instants par nature différents me confortaient dans ce départ. À proximité, se trouvait un stûpa peint en blanc et possédant en son centre un lourd rouleau rotatif du même type et peint de couleur dorée, que les habitants font tourner à la main, lentement. Quelques mètres plus bas, un homme vêtu de vêtements de ville tournait autour d'un autre stûpa, en égrenant un chapelet et en psalmodiant. Un seul élément fixe attira mon attention : une jument blanche totalement immobile, qui me rappela les photographies de Patti Smith, la rockeuse qui toute sa carrière déclama du Rimbaud et du William Blake en sautant partout, avant de faire des clichés au calme profond.

    Sur la façade ouest du stûpa, deux grands yeux peints en bleu sur la chaux immaculée accompagnaient notre retour. A notre pause, chez Nima et sa fille, nous avons bu un thé au masala en profitant du soleil. Alors que j'entrai dans la cabane sombre et joliment décorée, Nima s'est saisie de ma main portant le billet de cinq cents roupies pour que je le lui glisse au creux de la poitrine, dans son vêtement brodé bleu et violet. Elle était morte de rire ! Ensuite, elle a posé en faisant le V de la victoire avec le majeur et l'index en lançant à l'appareil photo : "No yak curd! No yak curd!" En effet, il ne lui restait plus de yaourt au lait de yack, elle avait simplement décidé de me le chanter...

    Dans les années 1990, j'ai assisté à un phénomène hors-norme à l'occasion d'un concert de jazz réunissant Henri Texier, contrebassiste génial et "sideman" de luxe pour l'occasion, un batteur et un saxophoniste. Aux basses heures de la nuit, comme la cave du Sunset se vidait, Texier, emmené par ses compères soudain ragaillardis, se mit à jouer "haut", comme on dit en jazz. Il s'engagea dans un solo étourdissant et l'invraisemblable se produisit : sa tête se tourna vers les quelques spectateurs toujours présents et il sourit, l'air ébahi. Je compris alors que son corps avait pris possession de lui, ses bras, ses mains, son index puissant. Il ne contrôlait plus rien car il jouait - cela dura une poignée de, secondes, pas plus - mieux qu'il ne savait jouer. Aujourd'hui donc, après avoir repris possession de ma main chez Nima, je suis reparti à mon rythme et après un certain temps, j'ai commencé à accélérer et marcher de plus en plus vite. Mon corps a pris le contrôle. Pendant une heure, les pieds ont déroulé à la perfection, se posant sur la roche ou la terre sans heurts, mon bâton, dans la main droite, trouvait l'endroit idéal pour piquer, mes cuisses, alternativement, fournissaient l'influx nécessaire à la montée et l'amorti pour la descente. J'étais traversé par le monde, pour faire écho à ce qu'écrivait Saint Nicolas (Bouvier, un des rares auxquels je me voue, avec Saint-Neil et Saint-Andreï): "On croit qu'on fait un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait." Ainsi libéré de toutes les tâches motrices, mon cerveau échafaudait cette curieuse analogie entre un concert de jazz et un trek en Himalaya.

    Une heure plus tard, donc, à l'issue de ce solo de gambettes, mon aine opéra une reconnexion cerveau-corps par le biais d'un pincement régulier qui m'obligea à ralentir. Sans doute cette partie de mon corps se prévalait-elle de son droit d'aînesse. À l'arrivée à Lama Hotel, une douche froide au seau avec l'eau de la rivière allait remettre les choses en ordre.

    Samedi 29 avril

    Personne. Un pont suspendu laisse voleter ses fanions multicolores au vent paresseux. Plus long qu'un terrain de football, il relie deux versants formant un coude à l'entrée de Thylo Shyabru. Pas âme qui vive, si ce n'est une poignée d'oiseaux qui paradent dans cette ambiance de jungle. J'entends une surette du Tibet claquebuler. Elle pourrait se fondre dans le décor tel un phasme si ses ailes vertes ne possédaient un épais liseré noir. Il y a aussi quelques flègues, des arémilles et un couple, je crois, de lizoares. Ça ribole, ça goize à tout crin, à tel point qu'on croit assister à une fête de la langue. Un langur de Douc, à la tête bicolore et à la longue queue blanche, m'observe filant à travers la végétation.

    J'ai changé de vallée.

    En effet, après cinq journées à remonter la khola puis à la redescendre vers l'aval, j'ai pris la tangente en direction des lacs sacrés de Gosaïkunda, seul. Sylvain, atteint de rhino-pharyngite, ne peut plus randonner. Il retourne vers notre point de départ, Shyabru, avant de reprendre le car pour Katmandou.

    Pour ma part, plein d'énergie et gourmand comme jamais, je me dirige donc vers le sud et les lacs d'altitude. Le chemin de Gosaïkunda, même s'il est une route de pèlerinage, est bien moins emprunté. Parvenu au pied des falaises, on me hèle : un vieillard s'adresse à moi dans un sabir que j'ignore mais dont je distingue "twenty minutes" et "Palmo", qu'il répète en boucle en me tendant un gros panier chargé à ras-bord de fougères violettes fraîchement coupées. J'ai compris ! Il me demande de déposer ce panier chez une certaine Palmo, à vingt minutes d'ici. Ce que je comprends en chemin, cela dit, c'est que ces vingt minutes seront consacrées à grimper une côte raide comme un col amidonné. Me voici donc bâté de mon sac à dos et d'un impedimentum à me fader un lourd dénivelé sous le cagnard du matin. Je pense au célèbre "Roberto, mio palmo" du Grand bleu. En haut de la côte, ladite Palmo, son épouse, n'en revient pas : un touriste lui livre les plantes avec lesquelles elle fabriquera des balais pour épousseter intérieur et terrasse. Elle se bidonne et m'offre un thé.

    La marche sera exigeante : je compte relier Gosaïkunda en deux jours pour rejoindre Sylvain rapidement. Après notre dénivelé négatif de mille mètres ce matin, je reprends mile six cents mètres de positif, en partie sous la pluie. La roche brille, mon imper est trempé, de même que le sac poubelle qui recouvre mon sac à dos. Pendant un long moment, sans guide, humain ou papier, sans indication humaine car je ne croise personne, je me fie à la carte et à mon instinct. Plus tard, je croiserai des paysans, tous munis de l'énorme khukuri, poignard des soldats gurkhas porté à la ceinture, avant de rejoindre Mukharka, où j'écris ces lignes dans la salle commune, à la chaleur bienvenue du poêle. Épuisé mais heureux. À l'autre bout de la pièce, un guide originaire de Katmandou mate des reels sur son portable tandis que mon logeur fait ses gammes puis se lance sur un dranyen, instrument tibétain à quatre cordes à la tête en forme de dragon et à la caisse sculptée. La mélodie antique se blottit contre les vitres et la vallée est dévorée par la nuit.

    Dimanche 30 avril

    Au pied de l'à-pic, un creux dans la roche en forme de baptistère renferme une immense obsidienne lisse comme une pierre polie : l'eau du lac Bhairab kunda. Sur la paroi, des tentacules minérales glissent vers le fond de la vallée en longues ondulations. Le noir des mousses froides le dispute au blanc de la neige et, par endroits, aux colorations verte ou jaune de certains blocs. Sur le chemin de pèlerinage, hommes et femmes avancent prudemment sur la roche enneigée. Munis d'une rambarde, les escaliers semblent se prolonger et se croiser à l'infini, comme dans les gravures de Piranèse.

    Un peu plus tôt, déjà à une altitude élevée, j'avais pu observer les déplacements silencieux de la brume au gré des masses et du vent léger. Dans ce mouvement lent, la montagne en face de moi devenait par moments totalement prise sous le manteau blanc, alors qu'il arrivait par aileurs que la roche se découvre par endroits, au gré d'un effeuillage minéral, c'était presque érotique. Ces parcimonieuses émergences m'ont rappelé le travail de ce peintre chinois découvert l'hiver dernier dans une galerie parisienne : sur ses peintures, que l'on suppose au premier abord uniformément blanches, le regardeur, avec du temps, de la patience, peut déceler des traces légères, des chemins, des forêts, des mondes entiers... bref : on laisse son imagination opérer.

    C'est cela, en quelque sorte, l'ivresse des surfaces : on arpente le monde et on en saisit des formes, des correspondances, des analogies. On appréhende l'apparence des choses, même si on n'y comprend goutte. Pour subtiliser au poète, affirmons : "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept jours." L'ivresse des surfaces, c'est regarder une jeune femme tracer dans la neige des signes en népalais et en goûter l'esthétique, le geste et la forme. La sensation du sanscrit, sans le sens.

    Je m'étais levé aux aurores pour une dernière journée d'ascension. Encore mille cinq cents mètres de dénivelé pour Gosaïkunda. Comme hier, les premières heures furent exigeantes. La pente était raide. Je n'ai croisé âme qui vive avant Chilingpathi. À Laurebina, j'ai déposé mon sac à dos dans une guest house pour grimper plus léger.

    Je suis donc à Gosaïkunda et il fait un froid de canard. Comme dans tous les refuges où il n'y a pas pas d'arbres à proximité, on n'allume le poêle qu'en fin d'après-midi, mais à cette altitude, les trois heures à attendre un peu de chaleur semblent longues. Dans la salle commune, tout le monde est emmitouflé, polaire, doudoune, bonnet et gants. Certains portent même des foulards. Au dehors, tout est blanc et le vent cogne. Autels et temples ploient sous la neige, au bord des eaux froides des lacs sacrés. Demain, je redescends jusqu'à Dunche, là où il fait doux. Et puis, Katmandou. Si tout va bien.

    Lundi 1er mai

    On m'assaille ! On me frappe ! Des coups de la base du poing contre mon crâne : le droit, le gauche. Aïe ! Ouille ! Mon agresseur rassemble les paumes de ses mains et claque ses dix doigts sur ma tête. Après m'avoir glissé une lame plus tranchante qu'un khukuri contre la glotte. Ma casquette ! Ma casquette !

    Je suis chez le barbier, à Katmandou. Cet homme en fait doux comme un agneau et plein de componction portant blouse bleue assortie au cadre de son miroir de saloon aime son métier et il sait y faire. Il m'applique onguents et pierre d'alun, me passe un fil au plus près de la peau, me masse. Au Népal, tout un chacun va chez le barbier, j'en profite. J'aime cette sensation excitante du plaisir du laisser-aller mêlé au danger du coupe-chou frisant la carotide. C'est jouissif... "A close shave", répète à l'envi Johnny Depp dans Sweeney Todd, le film de Tim Burton dans lequel le meurtre est filmé comme un rituel complice entre barbier et victime égorgée. Filmer les scènes d'amour comme des scènes de meurtre et les scènes de meurtre comme des scènes d'amour, disait Truffaut sur Hitchcock. Chiasme imparable.

    Il faut dire qu'entre cette séquence plaisir dans la capitale, où il fait doux, et la matinée du jour-même passée à Gosaïkunda, la différence est de taille. J'ai en effet passé la nuit dans une chambre à un ou deux degrés au-dessus de zéro et malgré mes trois couvertures de type prison - laine gris souris barrée de trois bandes rouge passé - je n'ai que vaguement fermé l'œil. Tout était glacial, dans la chambre comme dans la salle commune ou l'espace sanitaire.

    À six heures du matin, j'ai quitté la guest house pour une longue descente. J'étais le premier à froisser la neige de la nuit, exception faite d'un cheval robe chocolat qui traînait sa misère autour du hameau, le garrot avachi. La descente fut, comme l'ascension la veille, un régal pour l'œil, la brume jouant avec la roche et la perspective comme un chat avec une souris. Je croisai peu de gens, mis à part un couple de personnes âgées. Madame grimpait en sari, chaussettes en laine et claquettes. Après Chilingpathi, je bifurquai vers l'ouest, d'où je rejoindrais Dunche pour un bus qui me mènerait à la capitale.

    Tout ne s'est pas passé comme prévu.

    À Chandanbari, je commençai ma traversée de la jungle prise dans la brume, ce qui lui conférait un mystère, une étrangeté auxquels ajoutait ma solitude. Mais à la croisée des chemins, clac ! Je parcourus un bon deux mille mètres de dénivelé, muni de la certitude croissante que je m'étais fourvoyé. Le temps passait et je ne croisai personne pour m'indiquer la direction. Pire, sur un passage de crête, je vis en contrebas, presque en détail, ma destination, mais le chemin roulait contre ma volonté et vers le nord. A terme, le village où je posai un pied besogneux était sur la route du car, tant pis pour Dunche, je n'avais qu'à dormir là et attendre son passage le matin suivant.

    Rien. Tout était fermé. Tout, sauf une minuscule cabane de taille microscopique ou un auvent de fortune aidait à batailler contre la pluie je m'assis et discutai avec Pemba, tout en joie, ainsi qu'avec son vieux voisin de banc, un tuberculeux qui crachait des glaires gros comme des noix. A cette conversation de bouts de chandelles se joignit un couple de sexagénaires aux visages découpés par un ineffable sourire : les propriétaires de cette échoppe de poche. Ma présence les amusait, j'en profitai et nous nous amusâmes de gestes et d'approximations lexicales et phonétiques. Pendant ce temps, défilaient sous nos yeux camions chargés à craquer et autos neuves sans plaques qui seraient immatriculés plus loin : les importations de Chine, le Tibet annexé n'étant qu'à quelques kilomètres.

    Pour finir, Pemba m'a aidé à trouver une Jeep pour rentrer sans la journée. Je pourrais tirer avantage de ce véhicule rentrant à Katmandou à vide après avoir déposé des touristes fortunés.

    Qui connaît ces impromptus de stase, dans le voyage, en mesure la précieuse valeur. Ce n'est pas de vide qu'il s'agit car l'attente offre la possibilité d'un contact, l'imprévu entraîne le possible. Le désordre génère ses opportunités propres : de l'entropie naît la vie.

    Nous allions donc rouler ensemble vers la capitale, le chauffeur nommé Minots et moi, après de truculentes négociations qui l'auront vu suivre un temps un camion qui m'avait pris en stop : fenêtres ouvertes, en roulant en double file à notre allure, il indiquait de ses doigts sortis par la portière opposée la somme qu'il était disposé à accepter !

    Une fois à bord de la Jeep, il ne nous restait qu'à rouler dans la farine les policiers en faction à la sortie de la ville de Dunche. Il me déposa avant la guérite, je fis valider mon passeport au contrôle et remontai à bord cent mètres plus loin. Moins de contorsions au check-point militaire : sans que j'aie à descendre du véhicule cette fois, un soldat portant un masque anti-covid floqué du PSG monta à bord puis tâta sans y croire mon sac à dos en m'invitant bruyamment à poursuivre mon périple jusqu'au Dolpo, au nord-ouest.

    Avant d'arriver à la capitale depuis le nord par le biais d'un dernier col, vous traversez une vaste plaine. Au centre, on y cultive le maïs sur des parcelles que ridulent de multiples ruisseaux pour l'irrigation. Ces champs sont piqués de bananiers et de manguiers. Autour de la plaine, sur plusieurs centaines de mètres de hauteur, on cultive en terrasses serrées comme dans une mercerie d'innombrables rizières piquées d'arbres que la brume aujourd'hui à couvert d'une écharpe. Au loin, massifs, à la fois inquiétants et protecteurs, les premiers contreforts du Langtang forment une longue bande de neige. Plus on avance, plus on voit de tilak rouges sur les fronts, moins on voit de Tibétains.

    Alors que le jour tire à sa fin, une fois l'ultime col franchi, nous arrivons, comme on dit ici, entre macaque et panda rouge, ce moment en Asie où le temps semble se distendre et vous rend sensible à tout, comme un enfant chez Virginia Wolfe ou Kathryn Mansfield : une bâche plastique de couleur vive, des garçons jouant au cricket, les nombreux piétons s'obstinant à marcher en ligne sur la route, le vert fluorescent des rizières. Un môme qui vous dirait : "Regarde, regarde !" comme si une chèvre traversant une rue était une épiphanie.

    C'en est une.

    Un temps où la lente rapidité du monde vous prend de plein fouet et vous embarque avec elle. C'était sur la route de Katmandou. La ville où sur Sawakhushi il y a un des meilleurs barbiers de la planète. Où on retrouve son pote. Où on écrit sur un petit bureau de bois comme si c'était le pont de la Santa Maria, dans une chambre peinte en jaune. Où la nuit arrache du cœur de la ville les rumeurs du monde. Où on dormira comme un loir.

    Mercredi 3 mai

    Fracas de métal tombé sur la salle ! Tout le monde se retourne. Ce n'est rien, juste une civière qui a ripé. La famille, les amis, guidés par un homme au gilet floqué de signes sanscrits orange, prennent à nouveau place autour du corps de la femme, quelques marches plus bas. Allongée sur une longue cale de pierre penchée en appui sur les ghats et dont l'extrémité basse est située juste au-dessus de la surface de la rivière, elle semble dormir le visage face au ciel. Sur la Bagmati, des gouttes éparses tombent en cercles concentriques que survolent une nuée de pigeons agités qui finissent par se déployer et zébrer la fumée âcre que dégage le bûcher situé plus à gauche, de l'autre côté de pont. Nous sommes à Pashupatinath, lieu saint pour les Hindous, et, assis sur les ghats opposés, assistons au rituel de crémation hindoue également pratiqué à Varanasi, en Inde, non pas sur la Bagmati mais sur le mythique Gange.

    Du corps de la femme posé sur la lourde dalle en équilibre, on a retiré les étoles orange frappées de la swastika et en partie dégagé le linceul blanc pour badigeonner son visage et ses pieds d'eau sacrée puisée quelques centimètres plus bas. Après ces caresses, on masse des onguents sur sur corps puis on dépose délicatement dessus des poudres de couleurs vives avant de l'envelopper à nouveau, fermement, de son linceul et de ses étoles safran. Disposées tout autour, de chaque côté du cours d'eau, sur les terrasses des temples ou sur les ghats, debout, assises, des centaines de personnes se tiennent coi : l'ambiance est au recueillement.

    Tout à gauche, près du petit pont de pierre, on commence à raser le crâne d'un garçon d'une petite douzaine d'années. Des macaques, ça et là, sautent de stûpa en stûpa. Deux jeunes garçons intouchables, pieds nus, vêtements sales et les cheveux en bataille, tiennent en laisse un pitbull qu'ils giflent brutalement avec le sourire. Soudain, le chant d'une corne de brume s'élève. Un homme souffle dans une conque. Il fait volte-face et une vingtaine de personnes le suivent sur le quai. C'est la famille portant la femme allongée désormais sur une civière de bambou. Elle fait son dernier voyage aux yeux de tous et le convoi parcourt au son de la conque les cent mètres qui la mènent à un autre bûcher, légèrement en aval.

    Au niveau du pont, le jeune garçon n'a plus sur le crâne qu'une noisette de cheveux et on lui rince le cou. En haut des ghats, les corps sur civière sont disposés en enfilade. La cale est devenue rouge carmin : les poudres, au contact de l'eau, semblent tapisser la roche de sang. On y porte à présent le corps d'un homme aux mollets longs et fins. Une femme en sari jaune et portant un long gilet de laine rouge, en dépit du soleil monté haut, s'agenouille et pleure son mari. Penchée sur son époux regretté, elle hurle puis s'ôte un bracelet quelle dépose sur le défunt, avant qu'on ne le badigeonne, ne l'oigne et ne redépose le suaire sur lui. Puis à son tour une autre femme s'agenouille à ses côtés, en larmes elle aussi, puis une autre encore, et les hommes de les aider à se relever et leur faire faire quelques pas.

    C'est une chorégraphie, une mise en scène car le rituel se nourrit de ce petit théâtre de la douleur et de la consolation. Si comme Shakespeare le fait dire à Henry 5 : "Le monde entier est une scène", celle-ci concentre les atours du sacré. Les flammes, la roche, l'eau de la rivière et celle des larmes, la douleur - tout fait rite. Le public de la scène prend contact avec les morts, avec la mort, sous un soleil qui appuie cette catharsis collective. Ces acteurs, en quelque sorte, nous font cadeau de leur deuil.

    À gauche le jeune garçon rasé de frais, fier de sa nouvelle tête, s'en retourne voir sa famille. Sa mère lui époussette les épaules et son petit frère le regarde comme un héros. Cet Ulysse de retour à Ithaque porte justement un pantalon noir dont le bas est décoré de flammes.

    Le chant de la conque brise le silence et on suit le corps de l'homme vers l'aval et un autre bûcher tout préparé. Une fois parvenus sur la dalle rectangulaire couverte de bois, les porteurs font tourner à plusieurs reprises le corps autour du bûcher - à l'instar du moulin à prières - avant qu'on ne l'allume. Une fois la rotation terminée, on dépose le corps sur le montage de bûches, de petit bois et de paille. C'est le fils du défunt qui allume symboliquement la flamme d'une lampe à beurre clarifié posée sur la bouche de son père, avant que n'apparaisse à nouveau l'homme au gilet.

    Il met le feu à la structure. Pour une fumée plus épaisse et afin que la crémation ne dure, on a pris soin de tremper la paille dans l'eau au dernier moment. En contrebas, planté dans la rivière, un homme fouille la vase qu'il ressort par poignées avant de la ratisser une fois posée sur la marche la plus basse. Il recherche les restes de métaux précieux, fondus et balayés à la rivière avec la cendre, à l'issue de la précédente crémation. Demain, ainsi, récupérera-a-t-il sans doute le bracelet déposé par la veuve en sari jaune, qui à présent est de nouveau en pleurs au moment où les flammes prennent vie.

    Nous nous levons et empruntons le long escalier qui mène à un ensemble de dizaines de temples de pierre, tous gardés par Nandi, le taureau qui porte Shiva, divinité à la fois de la création et de la destruction. A l'abri des banians, des groupes d'adolescents s'amusent, se filment, se prennent en photo, se promènent en amoureux...

    En quittant le temple, je suis invité par un groupe de jeunes à me joindre à leur jeu : traverser en largeur l'escalier, les yeux fermés, pour tenter de placer mes mains jointes dans une anfractuosité - tout en évitant, si possible, l'énorme bouse légèrement à gauche. Irai-je au ciel ? C'est ce que semble indiquer mon parcours. On peut en douter.

    Le geste rituel, souvent bref, répété inlassablement, voilà qui rythme là vie népalaise. Hindous, Bouddhiste, chacun a mille missions chaque jour...

    Un escalier bien plus haut que ce dernier, de plus de quatre cents marches, c'est ce qui nous attendait hier pour nous rendre à l'ensemble communément appelé Monkey Temple, à l'ouest de la capitale. Des centaines, des milliers de macaques y partagent avec les chiens la garde de plusieurs stûpas de taille reliés entre eux par d'immenses escaliers semblables à des passerelles de pierre, du haut desquelles on a une vue magnifique sur toute la ville. Un peu comme à Victoria Peak, au dessus de Hong-Kong, on peut y observer les constructions en contrebas, à travers des lianes et autres branches touffues d'arbres qu'on dirait tirés des croquis d'un botaniste sous stupéfiant. Une jungle planant sur la ville.

    Depuis mon retour ici, nous avons consacré l'essentiel de nos promenades à ces sites religieux. Temples, autels, stûpas, choltens se comptent par dizaines de milliers, des plus petits devant une échoppe ou au coin de la rue, au plus grand comme le stûpa de Boudhanath, dôme blanc de dimensions considérables autour duquel moines bouddhistes, Népalais hindous ou bouddhistes tournent en mettant en rotation les moulins à prières logés dans les parois. Et nous traînons nos guêtres un peu partout dans la ville, qui s'avère, pour les touristes, plutôt agréable. Plus d'un visage se fendent d'un sourire à votre passage et dix, vingt fois par jour, une conversation s'engage, avec un étudiant en acupuncture, un homme d'affaires en costume, une femme qui tient un restaurant... On tourne autour de la cité et les langues se délient, ne serait-ce qu'un instant, dans un geste de communication inlassablement répété, comme le geste religieux. Si en plus, vous avez quelques roupies pour déguster un naan qu'une main ferme plaque à la verticale contre la paroi du tandoor avec un coussinet avant de l'en retirer croustillant et grillé...

    Jeudi 4 mai

    Une rumeur enfle. Les visages de dizaines d'écoliers en uniforme tout juste sortis de l'école se tournent vers l'extrémité de la Place royale. La rumeur se mue en clameur. Parvenues des rues adjacentes, deux troupes se rejoignent. Une cinquantaine d'hommes débouchent en chantant et en frappant, qui sur un tambour, qui dans ses mains, guidés par un homme vêtu d'une tunique safran assortie à son écharpe. Ils viennent au contact d'environ cent cinquante femmes qui dansent au rythme de la musique et des chants. Elles ondulent de droite et de gauche et, du bout de leurs bras, frappent dans leur main, une fois à gauche, deux fois à droite... On chante "Hare Krishna, hare Rama". Cette foule maquillée, en blanc ou en sari coloré et tilak sur le front, se masse devant le Musée national d'art. A présent immobile, on poursuit chant et danse jusqu'à la transe. On crie, on saute, on danse frénétiquement tandis qu'un homme badigeonne d'eau une des deux statues ornant l'entrée du musée. Ces deux statues sont les seules du canton figurant l'incarnation mi-homme, mi-lion, de Vishnou, à savoir, Narashima. Le prêtre qui mène cette foule, venu d'Europe, est lui aussi composite, il est... Russo-ukrainien. Gageons que depuis le 24 février 2022, cette incarnation double ne passe pas inaperçue !

    Nous sommes à Bhaktapur, ancienne ville royale, sur Durbar Square. La ville est éblouissante. La brique rouge se marie à la perfection avec les boiseries newar - qui ressemblent un peu aux moucharabiehs que l'on peut trouver au Caire ou à Grenade - ainsi qu'à la roche granitique dont est fait le stûpa que l'on peut admirer depuis le rooftop de notre hôtel. Il fait maintenant beau mais lorsque nous avons cinglé depuis la capitale, à treize kilomètres d'ici, notre gros autobus avançait sous une pluie battante.

    Sur la chaussée, les vans Suzuki filaient tels des bancs de poissons et les contrôleurs, billets en main pour hameçonner le chaland, avaient la partie haute du corps qui dépassaient par la portière latérale comme s'ils s'extrayaient des branchies. Les motos, par milliers, transportaient chacune deux passagers munis d'une cape de pluie double, à savoir, une vaste bâche recouvrant l'avant du deux-roues et les deux passagers eux-mêmes, dont les têtes émergeaient par deux petites fenêtres de plastique transparent amovible logées sur le dessus. De telle sorte qu'à la moindre glissade, je ne pouvais me retenir de penser que sur le plateau de bitume, ce serait à la fois la tête d'Holopherne et celle de Judith qu'on trouverait.

    Bhaktapur, outre sa beauté, à le privilège et l'avantage de bénéficier, au moins pour les piétons, d'un centre interdit aux véhicules à moteur. D'où un certain silence. Ses nombreux rooftops donnent à voir l'ébahissant centre historique ainsi que la prolifération urbaine, puis, au-delà, les massifs du Langtang au loin. Perdus dans la brume, la vue de ces sommets éloignés mithridatise un peu notre proche retour... On s'attache au Népal.

    Certains au demeurant rêvent de s'en détacher, à l'instar de Sanjit et Ram, les jeunes employés de notre hôtel. Aux heures avancées de la soirée, alors que nous étions rentrés de notre petite expédition pour observer les roussettes, de grosses chauve-souris vivant à la sortie de la ville, ils me confient vivre ici vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ram affirme : " Cet hôtel, c'est notre tout, notre travail, notre logement... Notre parc, vos vacances, notre résidence secondaire..." Le tout pour quelques euros mensuels.

    Vendredi 5 mai

    Attention ! Attention ! La pagode dorée touche les fils électriques, que va-t-il se passer ? Poussez-vous afin que personne ne s'électrocute ! Ni une, ni deux, quelqu'un s'empare d'un râteau en bois spécialement prévu à cet effet et on repousse les câbles pendants qui s'étaient pris dans la décoration accrochée au sommet du chariot sur lequel on fait défiler une statue du Bouddha, sorte de palanquin monté sur quatre grosses roues frayant à travers la ville dans une grande ferveur : aujourd'hui, on célèbre la naissance de Siddhartha Gautama, le Bouddha. Si la date est incertaine, puisqu'elle semble comprise entre les sixième et cinquième siècles avant Jésus christ, il est convenu qu'ici, c'est à la pleine lune du mois de Vaisakh, dans le calendrier hindou, qu'on organise cette fête cardinale.

    Les femmes ont revêtu un sari rouge souvent décoré de motifs floraux. Les garçons pré-adolescents ont eu le crâne rasé pour l'occasion et toute la ville se met en mouvement pour accompagner la procession. Des fanfares de percussions frappées à la main ou à la baguette, de cymbales, de trompettes, de clarinettes sillonnent la ville, suivies du fameux palanquin.

    Le cortège se dirige sur Durbar square, cœur historique de la ville. Un moine bouddhiste nous confie deux drapeaux et nous voici de la fête ! C'est un foi joyeuse qui se saisit de la cité de Bhaktapur et les spectateurs assis sur le parcours chantent de concert et frappent dans leurs mains. Presque tous les magasins sont fermés, c'est la ville entière qui prend part aux réjouissances.

    Comme chaque matin, les petites dalles décorées à l'orée des habitations avaient été couvertes de riz, de fleurs et de poudre de couleurs et dans le quartier des potiers où nous nous sommes promenés, c'est habillées de rouge que les femmes retournaient ou trempaient dans un colorant les vases, pots, bols et coupelles en terre avant de les déposer sur des bâches pour sécher avant cuisson. À proximité du four collectif, un homme était occupé à couper de longues bûches pour lancer le feu qui allait fixer la couleur terre de sienne sur ces récipients, avant que cette petite industrie de la caste intermédiaire des kumhars ne les envoie aux quatre coins de la vallée, voire plus loin.

    Après que la procession s'est dispersée, nous avons pris notre besace pour filer sur l'autre cité royale de la vallée, Patan. Dans cette cité naguère rivale de Katmandou, les rois newar ont également érigé une Place royale, Durbar square, dont les boiseries des pagodes sont ici, de manière spécifique, parfois couvertes de métal ouvragé qui leur donnent des allures de coffrets à bijoux géants. La place est splendide et toute une foule s'y promène, en famille, à deux, en solitaire ou entre amis. Un point final a été mis aux réjouissances liées à la naissance du Bouddha, mais gageons que dans un panthéon aussi fourni que le panthéon hindou et au sein d'une population aussi fervente, cette vacance ne saurait durer bien longtemps.

    Le logement de type newar où j'écris ces lignes, aux boiseries anciennes et aux plafonds bas comme un ciel de traîne, résonne des aboiements d'un chien trop seul dans la vaste cour intérieure. A ma droite, mal branchée sans doute, l'ampoule clignote sous un large abat-jour carré tandis qu'au dehors les deux-roues libèrent les dernières pétarades de la journée. Patan s'endort mais le ventre de la ville aura vite fait de digérer ces réjouissances et livrer, avant l'aube déjà, la nouvelle partition d'un concert de klaxons, cris d'enfants, de chants et de rires. Ainsi que de ces murmures d'adolescents fiévreux qui montent au plus haut des pagodes de Durbar et, la tête enfouie sous une capuche pour qu'on ne les reconnaisse pas, se tiennent la main en évoquant d'autres lendemains encore.

    L'avenir.

    Dimanche 7 mai

    Au-dessus de nos têtes, l'habillage de terre cuite des tuiles de l'avancée de toit dégringole sur une pente que la terrasse de l'Andes House rythme du poinçon « Manglori Tiles – Sunil Ceramics ». Un café, quelques bananes, c'est l'heure de quitter le territoire népalais.

    La journée d'hier a été consacrée à une remise en forme du corps mis à mal après l'ingestion de momos de poulet, ravioles accompagnées d'une sauce au curry. J'avais bien remarqué que la cuisson, longue, avait rendu les ravioles particulièrement croustillantes. D'où la suspicion, après-coup, qu'en cuisine on savait la viande avariée. Une nuit de lutte m'avait confirmé deux choses : ne jamais se rendre, si possible, dans un resto – chic ou pas – peu fréquenté. C'est le volume qui garantit la fraîcheur. Mieux vaut un boui-boui populaire qu'un établissement vide, dans tous les cas. La seconde, c'est qu'il faut faire confiance à son corps. On parle de l'intestin comme d'un deuxième cerveau... Voilà à quoi mon corps s'était consacré une nuit entière : séparer le bon grain de l'ivraie, filtrer et retenir. De telle sorte que je me réveillai épuisé après une nuit sans sommeil mais rassuré quant à la capacité de mon corps à savoir agir me préserver.

    Etourdi, je siestai dans les jardins de Durbar, tandis que Sylvain visitait le musée, avant de grimper dans un taxi pour rejoindre la capitale. Pour une dernière nuit avant l'avion.

    Le lendemain, dans la file menant à l'enregistrement des bagages, je conversai avec une des passagères. Comme moi, elle allait à Doha, mais pour travailler à l'entretien d'une école. C'était une des nombreuses personnes rencontrées au Népal qui travaillent ou ont un proche qui travaille dans la Péninsule arabique : Arabie saoudite, Qatar, Emirats Arabes Unis... « Good money », dit -on ici.

    Sièges bleus en ligne face aux baies vitrées donnant sur le tarmac, écrans sur toutes les colonnes, annonces multiples, pictogrammes sur fond jaune, pas de doute, je suis dans un aéroport, quelque part sur la planète. Mais je quitte ce pays muni d'une troisième certitude : le désir d'y retourner.

    Question géopoétique, qu'on en juge : Bhaktapur, Manaslu, Haut-Mustang, Pashupatinath... Pour mille autres raisons également, j'aimerais revenir ici.

    Presque autant, au fond, que de raisons de découvrir ce que je ne connais pas.


    votre commentaire
  • Birmanie / Myanmar 2017

    Premières Heures à Yangon

    Vers 21 heures, dans les venelles de la capitale, les piétons se sont fait capturer par l'obscurité, et dans les lumière intermittente des phares d'autos, chacun allonge son ombre comme une guimauve étirée le long du trottoir. L'éclairage urbain, quasiment inexistant, a plongé la vie nocturne, encore intense, dans le noir. Autour de braseros, assis sur des chaises basses, on discute – bébés et jeunes enfants, dans les bras de leurs parents, basculent dans le sommeil. Il fait un brin moins chaud, les ombrelles roulées sont posées contre murs et portes. Fin de journée à Yangon.

    Je suis arrivé vers 12 heures et ai quitté l'avion dans une chaleur de buffle. China Air, sous prétexte de tarifs bon marché, nous a balancés, comme des sandales mal fixées à un sac à dos, d'aéroport en aéroport jusqu'à la capitale du Myanmar. A Chengdu, en Chine, à l'heure du Tigre, il a fallu renouveler la procédure d'enregistrement à la sortie de l'avion, avec bagages en soute et tout le toutim. Sachant que notre zinc, bloqué sur le tarmac, avait pris du retard, ne reste plus qu'à imaginer la pagaille devant les trois bureaux de ckeck-in : qui qui va à Hong Kong, qui qui va à Katmandou, qui qui va à Yangon ? Les contrôles de passeport, nombreux comme une famille filloniste, ne lubrifient en rien la transfert.

    A Kunming, on a carrément basculé dans l'absurdité : sortis de l'avion, il nous a fallu courir à travers l'aérogare, passer de nouveau douanes et check-points divers pour retourner à l'arrache... dans le même petit Airbus, qui n'avait pas bougé sa carlingue d'un poil. Mais bon, quelques minutes avant, nous avions survolé le Yunnan, au sud de la Chine, et admiré, à l'occasion d'une trouée dans l'épais tapis de nuages qui vous aveugle comme la lumière reflétée sur du carrare, de somptueuses rizières en plateaux et leurs arabesques millénaires. Extraordinaire.

    A l'issue du troisième vol, nous nous sommes finalement posés à Yangon, notre destination.J'avaispris,dansmonpetithôteldusuddelaville,l'option airportpick-up,et pour la première fois, j'ai bénéficié de cette attention vue dans tant de films: un papier à mon nom tendu en l'air à la sortie des douanes. V.IP. style (pour une chambre sans salle de bains, ni climatisation).

    J'ai passé mon après-midi a me balader dans le quartier, poussant jusqu'au centre. En ce début de saison chaude, les femmes portent sur les joues le Thanaka, solution jaune appliquée le plus souvent sous forme de disque, qui, outre ses fonctions cosmétiques, protège du soleil. Les hommes, pour la plupart, portent un pagne noué aux hanches, le longgy. Dans ce quartier des mécanos, on vend de la graisse de toutes les couleurs présentée comme des crèmes glacées dans des bacs de métal. Les échoppes de visserie sont chargées jusqu'à la gueule de pièces de toutes formes.

    Il y a autour de l'hôtel une grosse communauté musulmane, en particulier des Bangladais, dans laquelle les anciens laissent pousser une barbe fauve teinte au henné et les plus jeunes ont pour couvre-chef un petit calot de coton tissé blanc. Les Hindouistes, serties au front du Tilak, la marque rouge, portent aussi le disque de Thanaka. Les Muslims portent également le longgy.

    Dans la rue, on frit, on fait bouillir, on découpe, on effile, ça cuisine de partout. Attroupés autour de petits stands, on achète le bétel, que des mains expertes roulent à toute vitesse. On est, ici comme en Inde, friand de cette feuille d'arbre (le bétel) enveloppant des morceaux noix d'arec, du tabac, de la chaux et autres substances. Une consommation qu'attestent les dents rougies et les gencives décharnées – comme frottées au sang – des habitants du coin.

    Pour terminer en beauté cette journée, j'ai mis le cap – conseillé par les adorables hôtes et hôtesses de l'établissement – vers le Night market situé plus au sud, le long de la rivière Yangon, qu'on ne voit pas ici, masquée par les piles de conteneurs du port entassés en mode Lego.

    Après une petite assiette de calamars en sauce, qui m'a rendu la langue aussi cloutée que le perfecto de Lemmy, je me suis reconstruit le palais sur les bases d'une salade de légumes effilés, sauce au miel et coriandre. Retour à pinces sur les grandes artères qui s'étaient vidées d'un trait comme un siphon. C'est désormais dans les ruelles que la vie se poursuit.

    Il est 23h. Au-dessus du comptoir d'accueil, face à moi, les bestioles volantes de tout poil font crépiter les néons bleutés de la lampe anti-moustiques, le gardien de nuit glisse lentement sur le comptoir en enfonçant sa tête au creux de ses bras... et les gros boules des deux éléphants de teck posées sur la tables basse me rappellent que je ferais mieux d'aller compter les moutons là-haut, si je veux être en forme pour le lever du soleil sur la Pagode Shwedagon. Départ à cinq heures. Yalla !

    Tout concourt

    Dieu soit loué ! Béni soit le Bouddha ! Allah est grand ! Ikéa ! J'en perds mon athéisme - allez vous faire un thé, ça va prendre un peu de temps.
    Assis au sol depuis plusieurs minutes, le dos contre une pagode, de ces chapelles ouvertes au quatre vents et peuplées de Bouddhas en tous genres et de toutes matières, je regardais devant moi le sublime dôme doré de la Pagode Shwedagon glisser son fuselage dans la nuit, sa pointe s'approchant de la lune nouvelle, lorsque je me suis dit qu'il y a des moments où tout concourt.

    Tout concourait, même si, sans bouger dans un temple - où tous les Bouddhas étaient recouverts d'or, du même métal que le silence qui y régnait - et assis derrière les fidèles, dans cette ambiance de yogi, j'avais fait en sorte que personne ne remarque mes pathétiques efforts, ahanant pour parvenir à m'asseoir à la birmane, le mollet gauche replié le long de la cuisse, la jambe droite repliée vers le bassin, position qui favorise, au choix, l'abaissement du dos pour la prière, ou son explosion.

    Je manquais de souplesse, mais tout concourait.
    A la tombée de la nuit, donc, la chaleur avait baissé, et j'observais les corps apaisés continuant leur ballet autour du dôme, dans le sens des aiguilles d'une montre, mais, soudain, au ralenti. Une bise s'était levée et faisait tinter les clochettes pendues aux sommets des stupas. A ce moment précis, la légère tintinnabulation s'était mêlée aux 
    conversations et prières des fidèles.C 'était magnifique, j'étais tellement bien !

    Une heure plus tard, quittant ma table du Night market après une poêlée de légumes frits au wok, j'étais prêt à m'autoflageller – je ne pouvais m'en prendre qu'à moi, c'était de ma faute. Quel idiot d'avoir décidé de voyager en solo : je ne pouvais accuser personne d'autre pour la perte de mon appareil photo.
    Fuck.
    Après les quinze ou vingt kilomètres parcourus chaussées de mes bonnes vieilles birk, j'avais en partant du Shwedagon hélé un taxi, qui m'avait mené au marché de nuit. Et étais reparti sans mon petit Canon. Oublié. Par moi. Dans le tacot ! Quel con !
    Mais, bien m'en avait pris, j'avais changé d'avis en cours de route ! Dans un premier temps, en fait, j'avais indiqué au chauffeur mon hôtel, le Mother Land Inn (qu'il ne connaissait pas... Aouch !), avant, l'appétit aiguisé, de lui demander de bifurquer vers cette cantine à ciel ouvert où familles, jeunes couples et potes en goguette viennent dîner à la fraîche.
    Sur le chemin du retour vers l'hôtel, sous le coup de la colère, je m'arrête au DAB (en anglais on dit « eï-ti-ème »), en mode « tirer deux cents balles, tu y arriveras, abruti ? » (oui, je suis à la fois loquace et vulgaire avec moi-même). En claquant la porte du distri, donc, je me nique l'auriculaire, qui se met à pisser le sang. Je me dépêche d'arriver à l'hôtel. Tout con court.
    Arrivé au Mother Land Inn, je suis accueilli par des employés limite moqueurs. « We have a camera for you, the taxi driver give it for you ».
    Gave, crétin (ça, c'est pour la mauvaise foi) !
    La journée avait pourtant bien démarré. Levé (bien) trop tard pour assister au lever du soleil*, je m'étais dirigé vers la Gare. En chemin, sur le pont qui enjambe les voies, j'avais observé un cimetière de métal : bogies, wagons et voitures jetés pêle-mêle sur des rails rouillés, à perte de vue vers l'Est. Je prenais mon temps, penché sur la balustrade, mon petit Canon dans les mains, lorsqu'un de ces trains s'ébranla, petit soubresaut dans cet ensemble sans vie. Je me rappelai la sensation du film de Dreyer, « Ordet », dans lequel le personnage de l'idiot ressuscite, se levant de son cercueil pour reprendre place parmi les hommes. Un train, donc, pouvait renaître.
    Je me rendais à la Central Station pour faire la boucle du Circular Train : dans un train à quatre voitures époque fin Mathusalem, début Hérode, trois heures de rêve, assis à la portière d'accès grand ouverte, à travers champs, à travers les villages qui constituent la banlieue nord de l'ex-capitale. Trente kilomètres à l'heure pour mater. Pour humer. Pour engager des conversations foireuses qui se terminent en éclat de rire. Pour prendre des photos.
    Que grâce à l'honnêteté de Sun-Yi, je peux voir. Et partager.
    Trois stations avant la fin, hop ! Je descends pour finir la boucle à pied - cinq, six kilomètres dans les townships. J'assiste à une étrange partie de billard, sur une table posée au sol dont le plateau est verni comme un candidat du centre et les coins munis de petits filets comme les billards américains : les quatre joueurs doivent pousser un pion blanc d'une pichenette pour mettre au fond un des autres pions, numérotés. Seul le joueur qui tire connaît le numéro du pion qu'il doit mettre dans le trou. Malin, non ?

    Sur tout le chemin, alors que le soleil commence à décliner, on me mate comme E.T. Et on me hèle comme un taxi dans le Sahara. Marrant.
    La suite, vous la connaissez.
    Et l'auriculaire va bien.

    Tout concourt.
    * Cette esquive est pour toi, Sylvain, le fondateur du mouvement de rébellion contre les plans à la con où il faut se lever à pas d'heure pour profiter d'un lever de merde et il fait souvent froid, en plus.

    Deux + deux

    Quatre jours, deux plus deux – une centaine d'heures pour se construire une certitude : la Birmanie est un pays merveilleux. Ca fait juste un peu plus de quatre jours que je suis ici, et j'en ai déjà eu tant dans les mirettes, le gosier, les feuilles... Du reste, l'autre construction en cours, c'est celle du pays. La ville de Kalaw, où je me trouve, est un vrai chantier. Dans dix ans, que sera devenue cette riante bourgade d'altitude, où la fraîcheur de l'air fait un bien fou ? On t'y monte de l'hôtel, on t'y érige de la résidence, on t'y fabrique du condominium de luxe... A voir.

    En plus d'une villégiature tempérée, la ville est également le point de départ d'un trek relativement réputé chez les routards, relier le lac Inle, plus à l'est, en parcourant soixante kilomètres à travers champs et montagnes. A cette période de l'année, c'est entre autres le gingembre et les légumes verts qui sollicitent l'activité des paysans du coin, que nous croiserons en chemin.

    Légumes verts, gingembre, ce ne sont que quelques uns des produits que l'on pouvait trouver ce matin sur le Special market, qui ne se tient que tous les cinq jours et attire les maraîchers de toute la région. On apprécie tous, pour ceux qui ont eu la joie d'y goûter, les marchés tropicaux. Mais celui de Kalaw (prononcer « calot ») a un petit quelque chose qui le distingue. Immense, il ne rassemble que de tous petits étals, le plus souvent jetés au sol par les agriculteurs pour disposer la production de la famille. L'un a posé un tas de piments rouges qu'il débite également en poudre, de trois calibrages différents. L'autre a arrangé des tas de plantes aromatiques que l'on ne trouve pas sous nos cieux, qu'elle arrose régulièrement pour les maintenir au frais. Une autre encore présente des fleurs en bouquets posés au sol. De manière très sûre, je lui demande de quelle manière on les cuisine, ou du moins avec quoi (petit cri de cochon de derrière les fagots, parmi d'autres) – d'un air surpris, elle me fait comprendre que non non, c'est juste pour offrir, pour décorer, quoi.

    Par ailleurs, pour la première fois, je croise en nombre des membres d'ethnies autres que l'ethnie birmane (« bamar », en fait) qui se distinguent les unes des autres par leur tenue. Et il y a les trognes.
    D'aucunes ont le visage buriné, presque noir, et portent d'admirables turbans bleus, verts ou rouges. D'autres portent en bandoulière des sacoches de coton tressé rayées, souvent rouges, qui ne sont pas sans rappeler l'artisanat guatémaltèque qu'on trouve sur le marché dominical de Chichicastenango. D'autres encore se tartinent tant le visage de 
    Thanaka qu'ils ont l'air de blancs becs. Par bonheur, tous sont prêts à échanger un mot. Toutes, tous ont cette petite excroissance au bas de la joue : c'est le bétel. Ici aussi, encore plus qu'à Yangon d'ailleurs, on a les gencives décharnées et les dents comme frottées au sang.

    Il me faudra en tout trois heures pour parcourir le marché, ne faisant l'emplette que de deux petites tomates, que d'ailleurs la marchande m'offre, d'un mouvement de la main, probablement épuisée à l'idée de peser ces riens du tout.
    Faux ! J'ai réussi à acquérir, contre monnaie sonnante et trébuchante, une mangue verte effilée, parsemée de piment et vendue en petit sachet avec un pic, qui vous allume gentiment le gosier. Que vérité soit faite : une mangue verte effilée, c'est rien qu'un imposteur qui veut se faire passer pour un avocat. Position indéfendable !

    J'espère que la mienne, de position, le sera moins pour les trois jours à venir, sur les sentiers menant au lac. Trois jours à gambader dans la campagne birmane sans autre souci que le kif.
    Yalla !

    Traversé

    Conseil d'ami : n'allez pas en Birmanie. Vous risqueriez d'être en surcharge de kif et vous exposeriez à un excédent de bagages de retour en France.

    Passez votre chemin.
    C'est d'ailleurs par le chemin, comme souvent, que le parcours a opéré sa mutation – du tourisme au voyage. Sur le trail qui mène de Kalaw au Lac Inle, on se rend bien vite compte que l'on ne traverse pas la Birmanie, mais que c'est l'inverse qui se produit. Lorsque tous les sens sont convoqués et que vous n'êtes plus qu'une sensation, lorsque peu importe où on va, qu'il suffit d'être là.
    Nous sommes partis à cinq, de bon matin, avec pour guide la jeune Nanka, qui travaille pour le compte de l'agence Uncle Sam (si si). Sous un soleil de buffle, vous baladez votre besace dans des vallées portant les dos de chameaux de collines vertes que la lumière assèche à l'oeil. Au détour d'un col, un de ces dos de chameaux, plus nu qu'un autre, se trouve coiffé d'une bâtisse à laquelle mène un chemin de terre qui monte en ruban brun, piqué d'une poignées d'arbres. Ce ne sont pas des cyprès, mais pas loin – bigre, on se croirait en Toscane ! Ghirlandaio, sors de cette rizière !
    Les rizières, d'ailleurs, sont des parchemins : la saison est finie depuis longtemps. Les terrasses, arrondies comme des pieds d'éléphants ou tout en longueur, voire en cirque grec, se craquellent gentiment en attendant que le ciel se vide à la saison des pluies, dans quelques semaines.
    Mais pour autant, les paysans Pa-O, une des nombreuses ethnies nationales, ne sont pas au repos. Penchés comme le cou d'un cheval, le turban sur la crâne, ils binent, sèment, taillent, récoltent les cultures vivrières que la région produit en plus du riz. Le gingembre ou la pomme de terre, qu'on a glissés sous l'ocre de la terre, la citrouille, les haricots verts, la salade... La papaye et la banane, elles, font plier l'armature sans demander leur reste.

    Au fil de la journée, le museau est sollicité par la coriandre, aux feuilles larges comme du persil et par les effluves et la fumée du brûlis qu'on a allumé çà et là pour tonifier la terre. Le ravissement est entier lorsqu'à l'approche du soir, la lumière, devenue rasante, caresse les joues des enfants venus accueillir leurs parents de retour des champs, la bêche sur le dos et le pas lent. Un Gaulois, le short légèrement déchiré au niveau de la fesse droite, court partout, excité comme un gamin, baragouinant ses quatre mots de birman et faisant cliqueter son Canon.

    Surmonté d'un stupa doré de frais comme les doigts d'une Saoudienne en goguette sur les grands boulevards, le village se présente au détour d'une longue passerelle qui enjambe les champs. Toutes les maisons sont en forme de rectangle. Les plus riches ont la leur en brique ou en ciment pour le rez de chaussée, en teck pour l'étage supérieur. Les autres n'ont pour pénates qu'un tissage de lames de bambou.

    Apa-Thun nous logera dans la grande pièce toute en bois sombre de son premier étage, espace que sa fille a aménagé pour l'occasion de cinq nattes posées au sol, les unes contre les autres, un coussin et des couvertures multicolores posés aux extrémités. Les volumes, l'atmosphère ne sont pas sans rappeler les tongkonan des Torajas, où mes chers compagnons de voyage et moi dormîmes naguère en Indonésie, où Célestin fit de si belles photos.

    Dans la pièce, deux volets donnent sur le chemin qui fait office de voie principale et l'accès se fait depuis une terrasse, de teck également, où des chaises permettent de profiter des derniers faisceaux de lumières filtrés par la ramure qui gratouille la bâtisse.
    Parfait.

    La nuit, ponctuée des crises d'effarement d'un coq déboussolé et des hurlements de clébards effrayés par la lune, est animée. La vie nocturne du village entre dans la maison par tous les interstices des lames du plancher et de la cloison. Il fait presque froid : les couvertures n''étaient pas disposées pour la décoration. Nous sommes dans un bateau que l'obscurité fait gîter à son gré.

    Le deuxième jour de la rando, nous franchirons une vingtaine de kilomètres. Plus de terrasses mais des couloirs de culture vivrière. Les turbans rouges des paysans semblent posés sur les buissons. Dur métier qui fait de votre dos une équerre !
    Le parcours se termine au pied d'un col que nous empruntons à ce moment où, comme la veille, la lumière s'adoucit et autorise enfin le décillement de l'oeil. Le chemin menant au col, de sable fin et profond, est emprunté par les chariots à boeux qui ramassent les villageois Pa-O comme un autocar au ralenti pour les mener à leur logis. C'est au tour de Grand-mère Sini de nous abriter pour la nuit, dans sa baraque pleine de charme.

    Avant que la nuit ne s'empare du village, un Gaulois, dont la déchirure du short au niveau de la fesse droite a gagné quelques centimètres, part traîner ses sabots dans la cité Pa-O. Dans la cour du monastère, qui fait office de cœur de la bourgade, un foot de tous les diables agite deux équipes de novices bouddhistes chaussés de tongs. Comment font-ils pour reconnaître leurs partenaires, tous ont la même chasuble aubergine. Ah non ! C'est manches longues contre pas de manche. Ca jacte, ça piaille, ça marque aussi ! Le ballon soulève une poussière que les courses des garçons empêchent de retomber.

    Plus loin, dans la bambouseraie, un atelier de vannerie, où l'on confectionne des paniers de transport de produits agricoles - que les femmes porteront appuyés contre leur dos, munis d'une sangle qui leur barrera le front à travers la fine couche de coton du turban – bat son plein. Un couteau à la main, un paysan débite grossièrement la tige en bandes plus ou moins épaisses avant qu'un autre ne les transforme en lames longues et fines. Un troisième récupère les lames et les tisse, deux par deux, depuis le cul du panier jusqu'à la gueule, en alternant lames claires et vertes, pour « faire joli » me dira Nanka le lendemain.

    Un peu plus loin encore, à l'extérieur du village, des oiseaux de toutes sortes tiennent conférence avec un désordre qui aurait sans doute déplu à Olivier Messiaen. La lipine de Germanie fait résonner ce râle si caractéristique. Le juluc rouge claquebule à qui mieux mieux. Dans les cimes, le fillonneau, hautain et sourcilleux, peine à se faire entendre. Au sol, un petit moimon semble blessé. Il a bien valsé, le pauvre ! A proximité encore, une bréquessite royale semble apprécier la partition, mais elle ne joue pas la carte de la concorde. Elle s'éloigne. Quel vacarme !*

    Nanka nous invite à boire un thé vert chez ses parents. Assis au sol en position du yoga, un vieillard nous observe - il va parler.

    Quand la lumière s'est tue, quand s'enfonce le soir, le papa de Nanka nous raconte l'histoire D'un seigneur tombé droit des cieux, bam ! dans l'espoir de trouver une épouse, hélas c'est illusoire. Or, un dragon, sensible à la mésaventure, prend la forme d'une femme, rendant la quête plus sûre... Par un détail troublant, que je n'ai pas compris, Cette demoiselle n'est autre que sa sœur à lui. Aïe ! Une alliance impossible - à moins que le secret d'Isis et d'Osiris, soit scellé, enterré. Il deviendra la père de la nation birmane. Le papa de Nanka, à la voix de Chaman vient de tracer dans l'air, le récit qui prend vie dans l'oreille du Gaulois, assis en face de lui Et quand le jour se lève, flottent les mots du barde - il a fermé ses lèvres : c'est la lumière qui parle.

    Le troisième jour, il ne nous reste que quinze kilomètres à couvrir pour rejoindre l'embarcation qui nous fera traverser le lac Inle pour rejoindre Niaung Shwe, où j'ai réservé une natte.
    Nous descendons en pente douce une géographie abandonnée des paysans, des humains de manière générale. Trop sec, trop broussailleux - la végétation elle-même est découragée. C'est aux abords du lac que se développe la vie, pas ici. Tout autour de nous, le sable est rouge, fin comme de la poudre de rubis. On se croirait en plein bush australien.

    En contrebas, une embarcation tout en longueur nous attend, nous prenons place sur les chaises disposées en file indienne sur le pont étroit. La rivière qui mène au lac a le même rouge que le chemin qui permettait de parvenir à elle. L'eau semble sèche.
    Parvenus au lac après quelques tours d'hélice, on peut observer une eau désormais transparente, dans laquelle poussent des algues que l'on récolte, logées en tas à l'avant et à l'arrière des barques, pour assurer les fondations de l'agriculture flottante qui fait ici vivre de nombreux habitants. Le lac est parcouru en tous sens de périssoires qui pétaradent de tous les diables et de dugouts (pirogues faites d'une seule pièce de bois) silencieux mis en mouvement par de curieux pêcheurs-marionettes. On arrive à destination.

    Pour ma part, je serais bien reparti dans les montagnes illico. Trop beau.
    Mais mon short est désormais traversé de cette déchirure – comme dit Felicity, avec qui j'ai fait la randonnée, on dirait que j'ai deux shorts.
    * Spéciale dédicace à ceux qui ont eu le courage de regarder le débat pour les présidentielles.

    La fontaine, le lac et le puzzle

    Suspendue à une cordelette, le bec orienté vers le bas, une théière en terre cuite verse en continu l'eau conduite par un tuyau noir planté à sa base dans une vasque de béton de forme circulaire. Dans cette courette plantée d'agaves, de ficus, de bambous, on entend le chuchotement de la fontaine. Ambiance de pays arabe, à un détail près : la litanie des voix de moines bouddhistes, scotchés au mike comme des rappeurs dans une battle, nous parvient sans discontinuer depuis mon arrivée à Niaung Shwe.

    Vingt-quatre heure sur vingt-quatre, dans le monastère situé face à l'hôtel, ils se relaient toutes les trente minutes pour un mantra qui ne prendra fin qu'à l'occasion du water festival, la fête calendaire dont tous parlent ici et qui signale la nouvelle année. On nous promet un événement de taille : arrosage de rue, jeux et cris, joie - hâte de voir ça.

    Pour ma part, je quitte ce matin les abords du lac Inle pour rejoindre la mythique Bagan aux deux mille temples. Après le fabuleux trek qui m'a mené ici, je me suis glissé dans les chaussons du tourisme international. Virées sur le lac, balades dans les marchés, grillades de poisson à l'abri sous l'auvent des étoiles...

    Comme Chapultepec est le poumon de Mexico City, comme la Tamise est la nature de Londres, le lac Inle est le réservoir d'une grande partie de la Birmanie, à l'instar du lac Tonle Sap pour le Cambodge. On y circule, on y pêche, on y cultive, on y boit, on s'y lave – la vie est gouvernée par le lac.

    Certains pêcheurs ont développé une technique à la rame qui a tout du spectacle : debout sur la poupe de leur dugout, ils entortillent une jambe autour d'un aviron plongé dans l'eau puis baissent et remontent la jambe dans un mouvement circulaire. Un instant, le pied prend appui sur la lèvre de la coque, puis le mouvement reprend. C'est la main, posée haut sur le manche, qui maintient l'axe de rotation.

    A l'occasion de cette virée, accompagné des adorables Romain et Margarita – qui sont à peine à mi-chemin d'un Grand Tour, comme on disait dans l'Angleterre georgienne – nous avons posé le pied sur les lames de parquet douces comme des joues d'enfant du monastère sur pilotis, deux fois centenaire, de Nga Phe Kyang. Soixante-dix Bouddhas, assis sur des trônes dorés, vous y observent sans broncher. Qu'auraient-ils à dire sur ce défilé de bipèdes roses aux taches aspirine de crème solaire leur léopardant le corps, une prothèse équipée d'un troisième œil à la main ? Sur ces corps plus ou moins couverts de tatouages, aujourd'hui le sésame de la routardise (le rebelle, désormais, c'est celui qui n'en porte pas) ?

    Qui c'est, le spectacle, les petites statues sans mouvement ou celles qui bougent ?

    Plus intéressant, moins couru, nous avons poussé jusqu'à la pagode d'In Dein, dissimulée dans les recoins d'un lacis de cours d'eau. Pour y parvenir, vous laissez glisser votre périssoire parmi les terres fertiles qui bordent le lac. Cà et là, un enfant plonge en riant depuis une jetée de fortune. Pour maîtriser le niveau du lac, situé en aval, on a installé des digues légères de tiges de bambous fixées de part et d'autre du cours depuis la rive vers le centre, ne laissant qu'un passage pour la circulation des embarcations. De surcroît, ce système permet de saisir tout objet flottant qui pourrait s'avérer dangereux.

    A In Dein, d'antiques stupas, par dizaines, sont laissés à l'abandon, colonisés par une nature qui reprend ses droits et ratisse à sa guise. Comme dans certaines temples d'Angkor, au Cambodge, la pierre façonnée par l'homme est dévorée par de larges araignées végétales qui trouent la maçonnerie plus sûrement qu'une foreuse. Les éléphants en ronde-bosse, initialement voués à l'éternité, ont été plaqués au sol par le Temps, ce deuxième-ligne dans pitié. Les hauts-reliefs de Bouddhas dansants ont été ventilés, dispersés façon puzzle. Un puzzle que l'on pourrait reconstituer d'une simple collecte, tant les pièces jonchées sont nombreuses. Ici, une feuille d'acanthe, là une paume de main – un trésor gît.

    Un klaxon ! Je pars pour Bagan.

    Au voleur !

    Observons son comportement avant d'appeler la Tourist Police, scrutons ses faits et gestes : il se faufile, se tapit un moment dans l'ombre... Il longe le temple, regarde à droite à gauche, puis se planque sous un arbre à nouveau. Sûrement un pillard avec l'intention de mettre la main sur une statuette pour la revendre à un antiquaire sans scrupules. Saligaud, va ! Attendons encore un chouïa, suivons-le. Il pénètre dans le temple... y passe quelques minutes, fait glisser sa main le long du Bouddha couché, mais ne se saisit de rien. A la sortie, il reprend son manège, tourne la tête en tous sens, se tapit dans l'ombre et sautille comme le fait un malfrat de dessin animé. Il ne semble sourire que lorsqu'il n'est pas en pleine lumière...

    Ce cirque, c'est la visite des monuments de Bagan lorsqu'il fait une température de buffle pris de fièvre, que le soleil cogne comme sur un ring : déchaussé – ainsi le veut la tradition des visites de lieux sacrés bouddhistes – le pied nu se pose sur une brique chauffée à blanc. Vous avez la plante là où on pourrait faire cuire un œuf. Bref, vous avez le panard sur la lèche-frite, ça brûle.

    Bagan, c'est donc un enchantement avec une pincée de torture moyenâgeuse. Ou plus contemporaine, pour les levers et couchers de soleil. Le matin par exemple : arrivé à cinq heures, après avoir gravi les marches qui mènent au sommet des temples - ceux dont les étages supérieurs sont accessibles - vous prenez place. Le temps se dilue alors que le ciel se poudre de safran, avant que n'apparaisse la goutte du soleil, libérant l'oeil grâce à son sérum, pour la vision des centaines de stupas et temples qui émergent de la nuit, coiffés d'un filet de brume. Libérant l'oreille aussi, qui a tout le loisir de se nourrir de cette instruction venue du voisinage direct : «Disparar... Take a shot... ». Oui, puisque l'on peut désormais déclencher sa Go Pro, son téléphone, son appareil photo à la voix, en espagnol, en anglais, ce serait dommage de ne pas en profiter dans ces moments de sérénité. Ho, les gars, ce n'est pas parce que c'est possible que c'est obligatoire.

    Reste plus, donc, qu'à trouver LE(S) spot(s) ou il n'y aura personne.
    C'est chose faite. Hier soir, je me suis faufilé en skred au sommet d'un temple en toutes petites lettres sur la carte (il y en a tellement !). J'ai bien le temps de chercher, remarque, il me reste encore deux jours ici – je suis en garnison. Je m'explique : puisque les autocars et trains ne fonctionnent pas durant le Water Festival, qui dure quatre jours, j'ai dû zapper une dernière destination pour ne pas me retrouver bloqué au fond du Myanmar avant que mon zinc ne replie son train d'atterrissage, le 16 avril.
    Du reste, dans cet immense espace tout entier voué au culte de Bouddha (plus de quarante kilomètres carrés), pas difficile de se retrouver isolé comme un Robinson. Comme à Venise, lorsque vous faites un pas de côté. Les chemins de sable sont profonds, on glisse dessus dans le silence, et la majorité des temples sont vides. C'est magique.
    Construits entre le neuvième et le treizième siècle, de toutes formes, ils affleurent au- dessus de la cime des arbres pour les plus imposants ou se tiennent bien sagement sous la ramure, pour les plus modestes. Le plan directeur ? Difficile à comprendre : temples, pagodes et stupas semblent avoir été dispersés d'un coup de dés. Il y a des monastères aussi, où les armées de novices s'affairent autour de moines parfois débordés.
    L'alarme ! C'est l'heure du lever de soleil.

    Quelques inutes d'Unité

    Le site de Bagan est un haut lieu de pèlerinage pour les Bouddhistes, en particulier les Birmans, une classe moyenne venue jusqu'ici pour rendre hommage au Bouddha. Serrés dans des pick-up trucks, ils enchaînent la visite des cinq ou six temples et pagodes les plus prestigieux. A genoux devant les innombrables statues et sculptures en tous genres, ils allongent le dos en tendant les mains vers l'avant, le plus souvent dans un geste de dévotion silencieuse. A l'occasion, ils psalmodient à voix basse. Un autre geste, du reste, est reproduit tout au long de la journée : celui de verser des kyats, la monnaie locale, dans des troncs, ou bien directement sur les statues ou dans d'autres réceptacles. Ce sont des montagnes de billets qui s'accumulent, reproductions en miniature de celles qui ceinturent le site, que l'on voit au loin. Une attention particulière est réservée aux nat, créatures qui comme dans « Le songe d'une nuit d'été », peuvent tour à tour vous protéger ou vous malmener - de manière facétieuse ou franchement brutale. Venue du fond des âges, cette armée de trente-sept créatures s'est agrégée au bouddhisme birman au point d'en devenir une composante.

    Une association qui hélas n'a pas été rendue possible pour ce qui est des Rohingyas, population musulmane de l'état d'Arakan, à la frontière nord avec le Bangladesh, qui souffre de l'ostracisme, du racisme même de la population birmane, y-compris semble-t-il les autorités bouddhistes.

    Lorsque, donc, vous quittez les chemins balisés de cette poignée de temples et pagodes, il ne reste globalement plus que les étrangers pour se promener dans les autres monuments. Assis derrière le guidon de leur e-bikes, ils sillonnent les principaux sentiers de Bagan. Arrivé dimanche, je me suis montré ferme sur ma décision de ne pas faire de même sur ces engins ridicules au look de manga japonais (mais de fabrication chinoise). Ce n'est pas parce que c'est possible que c'est obligatoire, hein les gars !

    Deux heures plus tard, j'avais les fesses posées sur le skaï de mon e-bike, loué après la passation de contrat la plus rapide de l'histoire des loueurs : « Six thousand kyats, thank you, just turn the ignition and... you go », m'a dit le responsable, une plantain entre les oreilles et le regard rieur.

    J'étais le mec déter, quoi.
    Au demeurant, le génie de la visite de ce site, pour moi, reste que dès que vous parcourez les sentiers moins empruntés - « moins voyagés », comme l'autorise la langue anglaise - un monde s'ouvre à vous comme au Premier homme. Comme je l'avais déclaré dans mon précédent article, personne.
    Cette garnison à Bagan m'aura permis ce luxe de prendre le temps d'explorer vraiment. Mon lieu préféré ? Deux temples et un stupa côte à côte, ensemble de trois monuments comme on peut en trouver au Registan de Samarcande ou à Boukhara, en Ouzbékistan.
    Seul, vous y êtes seul. Le premier temple abrite des peintures colorées, notamment dans l'encadrement du Bouddha assis dans le fond, sous une nuée de chauve-souris dont les déjections tapissent le sol. A sa droite, un stupa – ces contructions dépourvues d'accès, dans lesquelles on ne peut donc pas pénétrer. De l'autre côté du petit passage, un autre temple muni d'un escalier latéral bien dissimulé, que vous empruntez si l'essaim de guêpes sous lequel il faudra vous glisser ne vous effraie pas trop. Il fait nuit noire. Les feuillages de cocotiers, agités par la brise, claquent par intermittence contre le tronc.
    Assis sur la plateforme supérieure, à laquelle vous avez eu accès grâce à un petit escalier de type aztèque, vous prenez le temps de voir le ciel faire progressivement rougeoyer la bande de brume posée en appui sur la canopée. La goutte du soleil s'extrait : pendant quelques minutes, après qu'elle s'est hissée au-dessus des brumes de chaleur et avant la diffraction de sa lumière, elle donne à voir son parfait contour, sa limite précise avec ce qui n'est pas elle. Cette forme contenue et ordonnée contraste avec les têtes échevelées des cocotiers, le désordre des bruits de la jungle, mais surtout avec la disposition comme hasardeuse des sanctuaires. Ramassée, elle flotte au-dessus de l'hubris des hommes, 
    avant d'éclater telle une bulle de savon et de projeter lumière et chaleur sur les dos accablés pour le restant de la journée, comme un coup de taser.

    Tiens, mon scooter Transformer est chargé à nouveau ! Balade !

    L'hédoniste et le conducteur de pelle hydraulique

    Les habitants de Minnathu, village du sud de Bagan, sont préoccupés : des travaux pour l'installation d'un tuyau souterrain qui reliera le puits à toutes leurs maisons sont en cours . L'arrivée de l'eau courante : une évolution cardinale pour leur quotidien. L'opération est financée par une ONG japonaise. Ce pas vers le confort est en train de se faire : un pied est lancé.

    A cette fin, une pelleteuse flambant neuve a été diligentée sur place. Et à la manœuvre le conducteur de pelle hydraulique débute. Sous le toit de bambou du café du hameau, ce sont donc une bonne vingtaine de paires d'yeux qui sont fixées sur lui. Après de vaines tentatives, Il a réussi à jucher son engin sur le dos de la petite pelle, histoire de rehausser le véhicule. A présent, à l'aide de la pelle principale, il lisse la partie du terrain où a déjà été installé le tuyau.

    Sensibles aux enjeux que cette initiative agite comme un sésame, les villageois ont le regard braqué sur le conducteur d'engin. Les commentaires vont bon train. Tout le village parle de ses manoeuvres, chacun a son mot à dire. Il fait chaud, mais c'est la pression du jugement qui provoque des suées chez notre ami. On lui apporte une bouteille d'eau fraîche, il balaie l'offre d'un geste de la main et se remet au travail comme un tovarish de la grande époque. Slava trudu !

    A présent, son terrassement terminé sur cette zone, il se risque à creuser en amont, vers le puits. Or, le sol est un remblai de branches et de matières minérales. Pression, pression. Un chien qui passe par là se retourne vers les observateurs locaux, à présent chauffés à blanc comme des ultras de l'OM. En chien, il paraît leur glisser un message du type « mais foutez-lui la paix, nom d'un os ! ». Nous quittons ce tableau pour continuer notre exploration.

    ***
    Avant-dernière journée à Bagan. Je suis désormais passé pro dans l'art de détecter les spots de rêve. Mon nouveau spot favori ? Le temple Winido. A l'écart, un temple dont on a laissé, au treizième siècle, les clés des parois au Michel-Ange birman. Des peintures d'une finesse rare – un créativité, une rigueur, une maîtrise stupéfiantes. Il y a là des figures du Bouddha répétées comme à l'infini, prolifération que l'on voit souvent - et dont le point

    culminant est pour moi Mogao, en Chine – mais d'autres figures retiennent mon attention. Dans le dos du Bouddha, au fond du temple, une fresque dans les rouge (couleur plus rare ici que le noir ou le blanc) expose des éléphants assis en ligne sur une bande de feuilles d'acanthe. A quelques pas de là, des chimères d'esprits combinent à un buste humain un bassin de canard. Sur les parois de Winido, on danse, on rit, on fait carnaval... Ces fresques ont presque mille ans, on peut glisser un doigt léger dessus pour en suivre les courbes radieuses. En maints endroit, des épisodes de la vie du Bouddha (qui en compte tout de même 550) sur lesquelles on peut ressentir la joie, la bienveillance. Loin de notre église doloriste d'Europe ! Ici et là, des femmes tout droit sorties de toiles de Gauguin comme dans « Vahine no te tiare ».

    Hédoniste, va !

    Le tempo

    Comme dans d'autres pays d'Asie, un système de ramassage à l'hôtel est inclus dans le prix d'un ticket de bus grande ligne. Dans le pick-up truck qui nous conduisait à la gare routière, assis sur la plateforme arrière et bringuebalé sur la route pleine de nids de poule, dans le bruit des tôles battues par les secousses et le dos labouré par les barres de protection latérales, je me suis dit que je venais d'entrer dans le tempo du voyage. Ce tempo, je crois, tu l'atteins après les péages de l'initiation: ajustement intestinal, gestion des premières contraintes logistiques, mémorisation des trois ou quatre mots qui font la différence, reprise des négociations pour à peu près tout... De surcroît, lorsqu'on commence un voyage, on n'est qu'excitation, appréhension sans doute, curiosité. On se lance, il n'est pas encore question de rythme, comme dans une randonnée. Une fois ces étapes franchies, une fois que les choses se sont mises en dé-place, tu commences à faire corps avec le voyage. Tu n'es plus sur un objectif, tu es sur du quotidien. Tu passes du vertical à l'horizontal. J'en suis là.

    Ce qui n'empêche en rien les moments de joie, d'excitation intenses. J'ai été bien aidé par cette dernière journée à Bagan. Un petit concentré de mektoub pas piqué des hannetons. En mode petit scarabée.
    Lorsque tu atteindras les limites su site, côté sud-est, rends-toi au temple Nandammanyan. Observe les sublimes peintures de ce sanctuaire de poche. En sortant, vois sur ta gauche un muret blanchi à la chaux fixant les limites d'un monastère situé au sous-sol de l'enceinte. Hésite, puis va t'en. Change d'avis et reviens sur tes pas. Descends la volée de marche menant à l'intérieur du monastère.

    Une fois en bas, Nu-Nue m'a souri avant de s'agiter les doigts devant la bouche – c'était une invitation à déjeuner. Avec mon look de pizzaïolo nécessiteux ! On m'a assis au sol autour d'une table ronde à laquelle cette famille de pèlerins - venue de Mandalay, plus au nord - allait se sustenter avec moi. Du porc en sauce légèrement caramélisé d'une tendreté à faire pâlir tous les filets de bœuf, une assiette de petits concombres que l'on enveloppe d'une feuille de citronnelle, du bouillon de légumes, du poisson grillé, de la soupe de nouilles... Aïe, et si c'était ton dernier repas, petit scarabée ? Ta Cène. (Ca va, installé dans mon bus de nuit, je viens de m'enfiler un mooncake chinois, je pète la forme) Nous avons passé notre après-midi à tchatcher dans cette interlangue de contrebandier qui caractérise les rencontres improbables... On a pris des photo, on a ri, on a parlé de nos métiers, Chacun a fièrement montré des clichés de sa famille. Le kif, quoi. Poh Poh m'a montré les prises de vue d'une célébration bouddhiste, où à l'avant d'un char de parade en forme de navire, elle montrait le chemin, vêtue d'une robe rose et maquillée de blanc, à une armée de rameurs en ensemble doré.

    Après nos adieux, je filai vers l'ouest pour une dernière virée d'e-biker à travers la brousse. Reprends une part de fatum, petit scarabée. Bien, maître... Je tombai sur un temple isolé, dans lequel je dénichai un escalier de la taille d'une boîte à chaussures, qui permettait l'accès à une terrasse extraordinaire. Personne. Les autres touristes s'entassaient sur le Bulethi alors (qu')on baignait dans une solitude prêtant au recueillement.

    Située à l'ouest de Bagan, cette éminence donnait sur les montagnes dont on ne percevait qu'une ligne de type électrocardiogramme, de l'autre côté de l'Irrawady, le fleuve lui-même dissimulé sous la brume de chaleur. Une heure de solitude dans ce lieu mystique. En redescendant de la terrasse, je remarquai que l'étroit plafond de la cage d'escalier était constitué d'une succession serrée de voûtes en arc-boutant, qui donnait à cette architecture des airs de carcasse de baleine. J'étais Jonas !

    Malgré l'approche de l'horaire de mon hotel pick-up, dix-neuf heures devant le Royal Bagan, à l'autre bout du site, j'avais pris mon temps. Le temps de voir la goutte du soleil disparaître une dernière fois. Je serais nécessairement quelque part à l'heure du rendez- vous.

    Dans le tempo.

    Les liens de l'eau d'ici

    Un truc de dingue.
    Tenez, passez le museau par la fenêtre, ou partez faire un tour de votre pâté de maisons, pour voir le parc du quartier. Vu ? Maintenant, imaginez le même genre d'environnement, mais en cent mille fois plus grand et un million de fois plus peuplé. C'est Yangon, le premier jour du Water Festival. La ville est transformée en terrain de jeu. Et ça va durer quatre jours.
    Petits, grands, jeunes, vieux, filles et garçons, tous participent. Pendant une centaine d'heures, on est tous des gamins fascinés par le fait de balancer de la flotte sur son prochain, ou d'en prendre plein la figure. C'est ainsi que ça se passe, paraît-il, sur tout le croissant des pays bouddhistes d'Asie du Sud-Est à l'occasion de la nouvelle année calendaire. Quel fun ! Les flics ? Il y en a, ils portent des bottes et prennent des photos, l'uniforme trempé. Certains se baladent une canette de Myanmar ou Andaman beer à la pogne.
    Il y a une bonne humeur, une liesse et un élan collectifs que je ne me rappelle que deux fois avoir vécus en France : le 12 juillet 1998, après le victoire de l'équipe nationale à la Coupe du monde de football, et en amont dans le temps, le 10 mai 1981 au soir, après les résultats du scrutin portant François Mitterrand à la présidence de la République - et encore, nécessairement, l'élection avait divisé la France en deux. Ici, c'est tous les ans. Et ça rassemble.
    Il faut bien reconnaître une dimension propitiatoire à ce qui est fondamentalement un rituel : à quelques semaines de la saison humide (qui ici commence généralement en mai ou juin, dans une poignée de semaines), on invite le ciel à se montrer clément pour les prochaines récoltes. A ouvrir les vannes, quoi.
    Globalement, journée hallucinante : par centaines, des pick-up trucks s'alignent en file indienne sur les avenues pour passer devant des stands – financés soit par un resto, une 
    boutique de téléphonie mobile ou un autre commerce, soit par une association de quartier – et on envoie du lourd. Je constate que c'est le plus souvent celui qui a le plus bu d'alcool parmi les volontaires qui assure la circulation des pick-ups. En dansant et en agitant les bras en tous sens, faisant couiner son sifflet comme à un meeting de profs d'EPS. Tous les cent mètres on s'agite autour d'une popote : ce sont les restos gratuits où des volontaires préparent à manger pour tous les participants. Un peu partout, on offre aux passants des bonbons chauds et mous parsemés à la noix de coco.

    Des trombes d'eau se déversent sur les passagers des plateformes arrières des Toyota, qui en retour puisent dans le tonneau arrimé derrière le conducteur pour lancer des verres, seaux, bouteilles découpées pleins de flotte.
    Dans les stands, on s'est organisé depuis plusieurs semaines pour l'installation des multiples tuyaux d'arrosage, tenus par des volontaires de tous âges, ou des lances à incendie pour un jet plus puissant encore, plus lointain. Les plus coquins se sont procuré un équipement qui permet d'affiner le jet tout en lui donnant une pression maximale. C'est le jet filiforme qui vous lacère la peau et dépose des traînées rouges comme le ferait une méduse. Il y a de surcroît, surprise, les différents types d'eau : à température ambiante, le plus souvent, ou bien une eau dans laquelle on a plongé de gros morceaux de glace afin de vous fouetter les sangs et vous raidir le dos aussi sûrement qu'une décharge électrique. Cette glace s'achète à des revendeurs, à tous les coins de rue, qui pour quelques kyats vous fracassent d'énormes blocs en forme de rectangle, à coups de barre à mine.

    Sous les stands, on s'agite pour alimenter le tout : des théories de générateurs, qu'il faut maintenir en état de marche dans cette ambiance de feu, pulsent l'eau pour assurer le débit nécessaire à cette folie. Des conduits de fortune couleur bleu ciel sont fixés et refixés en permanence par de petites équipes à genoux autour des machines, plombiers d'un jour – ou quatre, plutôt.

    Dans les stands plus modestes, comme celui que tiennent les employés du Mother Land Inn, on puise l'eau dans un bac à l'aide d'un seau ou une coupelle. C'est moins industriel mais tout aussi joyeux.
    Pendant une bonne partie de l'après-midi, j'arpente les avenues armé de mon Canon et d'une banane de dessin animé. C'est formidable, mais ce serait carrément génial si... Je demande à monter sur une plateforme de pick-up à deux, trois reprises, mais ma demande est repoussée, pas possible. Aïe !

    Jusqu'à ce que Mio, Zin, Haimar et Ne-ne me fassent le signe libérateur de l'invitation. C'était parti : deux heures à croiser un peu partout dans Yangon, à hurler, vider des seaux et danser sur la plateforme pour la secouer au rythme de la techno, position à donf, des stands.

    L'éclate ! Ce soir, je n'ai plus de voix, mes billets et mon passeport sont à sécher sur le porte-seviettes de la piaule numéro huit de l'hôtel, et mon appareil photo ne s'ouvre plus - inutilisable. J'avais pourtant utilisé la bâche de protection de mon petit sac à dos et la sous-pochette plastique à l'intérieur de ma banane... Quand ça tombe, ça tombe, c'est difficile à imaginer... Noé avait eu la présence d'esprit de construire son arche avant la pluie - je ne suis pas aussi prévoyant. Mon passeport sèche, ça devrait passer, même si l'encre des tampons a bavé et les deux pages consacrées à l'identité du porteur ont bien pâli. Dans les magasins d'ailleurs, les échanges se font dans un grand naturel : tu me paies avec un billet trempé, je te rends la monnaie en billets trempés. Normal.

    Yangon est un tambour de machine à laver.

    Haimar a pris le téléphone de l'hôtel - si j'ai tout compris, ils passent me prendre demain pour remettre ça, pour la journée cette fois.
    Je laisse le passeport et l'appareil photo à l'hôtel, et on enchaîne.
    Idemo !

    Air-trip

    Dans mon article précédent, à propos du Festival de l'eau, je parlais d'un « truc de dingue ». C'était le premier jour. A l'heure qu'il est, assis à ma table de gastos tapissée de Venilia aux chevrons simili-parquet verts, devant une bouteille de Myanmar beer bien fraîche, je tente de mettre de l'ordre dans ce qui s'est passé cet après-midi. J'ai rien capté. Entendement dépassé, écoutilles brisées. Plus personne sur le pont. Remettre du charbon dans les machines pour faire remonter l'info.

    J'avais cru remarquer, hier en fin de journée, une fatigue généralisée chez les habitants de Yangon, après deux jours à brailler, à courir, à danser, à recevoir et balancer des piscines pleines d'eau. Je sentais les corps relâchés sur les plateformes de pick-ups ou autour des stands de rue. Oh, je les voyais bien remettre de la glace dans les barils d'eau, de l'essence dans les réservoirs et du High Life (le whisky birman) ou de l'Andaman beer dans les organismes, mais j'avais la sensation qu'ils n'y étaient plus tout à fait. De surcroît, il s'était mis à pleuvoir, c'était la vidange là-haut, la température avait fraîchi et on voyait les chemisettes collées à la peau trembloter de froid.

    Il faut dire que ça avait commencé fort. Mio et sa famille étaient passés me prendre à neuf heures pétantes le matin même, et on avait rejoint le cortège de camionnettes capricantes du centre de la ville. Ambiance de folie. Comme la veille. Le même manège tournant à cent à l'heure dans le terrain de jeu qu'était devenu la cité.

    A la nuit tombée, quelques heures plus tard, je les voyais frapper mollement leurs bouteilles de plastique contre les carrosseries des véhicules. Des femmes en haillons, les pieds nus, ramassaient le plastique, le métal des cannettes et le verre des bouteilles de Myanmar beer, qu'elles jetaient dans un grand sac de riz posé sur leur dos plié en deux. Je me dis que le Festival de quatre jours touchait à sa fin dès les vêpres du second. Comme on se trompe !

    Aujourd'hui, en ce début d'après-midi du troisième jour, je suis parti me promener en mode pépère. Les premiers signaux semblaient confirmer ce que j'avais imaginé : on n'osait à peine m'arroser et le flot des pick-ups s'était quelque peu tari. J'allais faire une boucle avant de rentrer tranquillement à l'hôtel pour glandouiller. En passant par le Sikh Temple, où au son d'une Raja-tech, c'est coiffé du turban qu'on arrosait le passant, pour un besoin urgent. Je demande où se trouvent les toilettes, on m'indique d'aller à droite. Par habitude des sites bouddhistes, je retire mes birk – on me signale que non, ici ce n'est pas la peine. Trop tard, je suis parti. Erreur fatale : je n'ai pas fait cinq mètres que je glisse sur le carrelage inondé et m'étale de tout mon long comme dans un Looney Tunes. Larchuma ! Relève-toi, Petit scarabée, et fais comme si rien ne s'était passé. Maîtrise ta honte. Je reprends ma route.

    Dans les rues, donc, on semblait plus occupé à se sustenter qu'à faire la teuf. Pour ma part, je me suis offert un régal de yaourt fouetté à la fraise, histoire de dépenser mes derniers kyats.

    En fait, tous déjeunaient pour repartir de plus belle. En plein milieu d'après-midi, alors que j'étais sur le chemin du retour, j'ai basculé dans une dimension qui ne fait pas partie des trois que je maîtrise à peu près.
    A proximité d'un stand, une quinzaine de personnes, garçons et filles, jeunes et moins jeunes, Bamars et Hindus, étaient en train d'installer la scène d'un concert. Matos ? Carton, bambou, plastique, métal et ciment.

    Au lead guitar, une jeune garçon dégingandé affublé d'un masque blanc et portant pantalon noir, baskets Nike blanches montantes et t-shirt. A la rythmique, un garçon plus petit, presque trapu, portant un masque noir, un t-shirt camouflage et des tongs. Ils jouent sur un modèle dont le corps est en carton épais vaguement découpé en forme de Gibson, et le manche une étroite lame de bois foncé. Le chanteur, un brin plus âgé, porte un chapeau à bords étroits sur son crâne chauve et des lunettes de soleil, ainsi qu'un short cargo sans âge. Son micro est un court bâton porté par une tige de bambou séparée en deux et plantée dans une jante de métal remplie de ciment pour la stabilité. Un type assis sur une chaise bébé se tient devant une plaque de métal rouge posée sur une table basse, qu'il utilisera alternativement comme piano ou percussion. Le batteur a un set composé de quatre poubelles en plastique renversées, les fûts, et une planche en hauteur avec deux couvercles aux extrémités, l'un en plastique également, l'autre en métal, les cymbales. Grand type chauve très charismatique au corps couvert de tatouages, il porte un t-shirt arborant un titre de chanson célèbre, que sa bedaine naissante ampute de l'adjectif final – on peut donc lire :

    DON'T
    WORRY,
    BE
    Ce sera la profession de foi des deux heures à venir. Autant je considère habituellement que le verbe être ne supporte pas l'impératif, pas plus que le verbe s'inquiéter ne supporte sa forme négative, autant cette imprécation me semble parfaitement épouser les deux

    heures qui ont suivi.
    Une fois prêts, ils ont fait péter la sono. Aouch !
    J'assistai à un des plus grands concerts de rock que l'on puisse imaginer, sauvage, sexy à mort – le tout en air-style, juste du playback. En gros, en plus des watts des enceintes, on n'entend que le batteur et le percussionniste qui frappent comme des malades sur leurs sets.
    Incroyable, ils sont déchaînés et furieux mais d'une jovialité toute en fraîcheur. Le lead guitar se tient penché vers l'avant et les spectateurs, comme un hauban, en ondulant. L'autre guitariste danse et frappe du pied au sol en jouant, faisant gicler les flaques. Le 
    type assis devant sa table basse modifie des réglages invisibles en utilisant à présent sa plaque de métal comme un double clavier. A la batterie, ça bastonne sévère.

    Derrière, la sono, dont les potards sont en position max, crache du rock birman qui s'apparente au rock US des années 90, de Nirvana à Greenday en passant par Guns N'Roses. Les quinze personnes présentes sur la scène – il y a des air-roadies, des danseuses, etc. - connaissent toutes les paroles par cœur, et avec la file interminables des pick-ups qui ralentissent, ce sont des centaines de chanteurs qui reprennent les tubes à l'unisson.

    Une communion comme on en voit pas bien souvent. Une puissance du collectif à laquelle je n'ai pas le souvenir d'avoir assisté. Sauvage et cool. Vraiment sauvage et très cool : on se sourit, on s'embrasse, on se serre la main, on se souhaite bonne année, tout en gueulant et en se balançant des océans à la tronche. Par moments, la lance à incendie, dont le jet est modifié avec le pouce, fabrique une canopée liquide au-dessus de tout ce monde et la lumière du soleil scintille sur ce tissu mince et éphémère. Je suis esbaudi. Et je n'ai pas d'appareil photo...

    Un peu plus tard, les même mecs qui m'avaient apporté un verre de High Life, puis de bière, m'ont alors fait basculer dans l'inconnu – ils m'ont pris par la main et m'ont mené à la table de métal rouge que le jeune air-percussionnist m'a volontiers laissé.
    Tu le vois, le Gaoulois qui s'éclate comme un ouf à donner des coups de bambou de toutes ses forces sur cette pauvre plaque de métal dont le rouge disparaît à la vitesse d'un cheval au galop ? C'est là que j'ai oublié le sens commun – alors que je faisais claquer le métal bouillant, je hurlais en yaourt sur les paroles que tous entonnaient en choeur. Tout en recevant des trombes d'eau sur le râble. Les passagers des pick-ups se bidonnaient, ça chantait, ça dansait, ça balançait de la flotte. J'étais Ringa Storr, l'autre batteur le plus chanceux du monde. On était ensemble. La transe.

    Ca déchirait.
    Après une dose massive de rocks endiablés et de balades sirupeuses, le DJ s'est mis à diffuser de la techno, les air-instruments ont été rangés, et on s'est tous mis à danser au milieu des camionnettes, arrosés en continu par un stand qui possèdait la puissance de feu d'un croiseur.
    Lorsque le jour essoufflé a fini sa course, je suis rentré à l'hôtel, le cœur chaviré et les fringues trempées. En chemin, j'ai pris mon ticket pour un dernier rasage chez le barbier, qui dans la rue officie en extérieur. En attendant la tonte, j'ai taillé le bout de gras avec Hari, un Indien dont l'ancêtre est arrivé en Birmanie avec les Brits au début du vingtième siècle. Il porte une moustache fine parfaitement taillée et dodeline de la tête comme les font les habitants du Sous-continent. A l'instar de beaucoup d'Indiens de Yangon, il parle anglais et m'a donc confié que l'éducation en Birmanie, pour lui c'est pas trop ça, donc qu'il sollicitait des scholarships pour ses enfants, sans succès pour l'instant, à l'étranger. En passant, il a ajouté que certaines tensions, notamment au nord-ouest du pays avec les Rohingyas, rendaient la situation préoccupante. Son voisin, un Bangladais musulman, semblait confirmer. L'information me faisait buguer.
    Non, décidément, je n'avais pas tout compris, ni à cet après-midi de fou, ni à ce pays.
    J'ai eu une idée : y revenir.


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique