• Népal 2023

    Samedi 22 avril

    Traverser une avenue, à Katmandou, c'est d'une certaine manière se glisser dans le tempo du voyage. Motos, voitures, vans, autobus, bicyclettes même, rien ne s'arrête pour vous. Il faut donc se lancer et avancer à pas mesurés de telle sorte que les véhicules vous passent devant ou derrière et qu'au milieu du gué, vous tourniez vite la tête pour frayer ainsi jusqu'à l'autre rive. Il y a un risque mais somme toute, cette chorégraphie peut s'avérer assez agréable - pas comme à Mexico où l'on accélère volontiers lorsque vous mettez un pied sur la chaussée !

    On se retourne donc une fois la rue franchie et l'on peut à loisir observer toute une foule d'autres piétons à l'œuvre, tels de petits îlots verticaux sur l'onde de bitume et de métal.

    Ces bruyantes artères établissent une circulation active et intense, cependant elles ordonnent par ailleurs un agencement urbain souvent astucieux qui rappelle ce qu'à Pékin on nomme hutong ou en Indonésie kampung : un portique, une arche dressés depuis l'avenue vous ouvrent l'accès à une sorte de village bien plus paisible, où la circulation est plus douce, et qui est à la ville ce que le piéton est à l'avenue : un îlot frôlé par l'acier en marche.

    Ainsi, balançant entre la stridence intermittente des artères principales et le calme relatif des ruelles, nous avons traîné nos guêtres de droite et de gauche, promenant nos museaux au gré d'un palais des congrès puis d'un gigantesque rassemblement du Parti communiste népalais. Un peu d'audace, de culot, et vous vous ferez interviewer par une télé locale sur vos premières impressions de voyageur après qu'on vous aura offert une écharpe aux couleurs vives. Quelle chaîne, quelle après-midi, quel poste de télévision diffusera les images de ce Gaulois ébahi répondant aux questions d'une journaliste maquillée comme un autel hindou et travaillant pour le compte du gouvernement ?

    À un jet de pierre, de l'autre côté du boulevard, nous avons parcouru la prairie sur laquelle des centaines de fauteuils de plastique de toutes les couleurs avaient été placés face à une scène drapée de rouge et dominée, entre les drapeaux frappés de la faucille et du marteau, par les figures de Marx, Engels, Lénine, Stalin, Mao et le leader du PC népalais. A l'opposé, derrière le parterre de plastique des fauteuils encore vides, une troupe des jeunesses communistes, vêtue de rouge de pied en cap et fanions en mains, s'entraînait à défiler en chantant sous l'œil circonspect de la foule, massée de l'autre côté du grillage de cette prairie de carmin, ainsi que celui, plus inquiet, de dizaines de CRS en armes, bâton à la main, prêts à bondir malgré le soleil devenu haut. Les rencontres entre les forces de l'ordre et celles des Communistes, fréquentes depuis des décennies au gré des pulsations politiques du pays, se sont souvent terminées en bains de sang – et, bien plus rarement, en accolades.

    Chanceux voyageurs que nous sommes, qui pouvons frayer tour à tour avec le gouvernement puis leur némésis, auquel ce printemps donne une nouvelle occasion de se montrer, à la manière de Perséphone.

    Aujourd'hui, c'était le Durbar marg, l'avenue Durbar, qui oeuvrait à tenir à distance ces forces opposées, frontière symbolique autant que lame sociétale. Si cette haine sépare, il est une autre forme d'entropie qui, elle, bien au-delà de cette avenue, rassemble Katmandou. C'est l'immense chevelure posée en équilibre sur le visage de cette cité dont les yeux ornent certains stûpas de leur regard intense. La tignasse infinie, épaisse et brune des câbles électriques qui ondulent sur des kilomètres ou se figent en nœuds ou en épis. La ville est mal coiffée ? Elle me plaît bien ainsi.

    Lundi 24 avril

    "Discriminées ! Tu nous as discriminées ! Tu nous fais poser notre cul sur de vieux seaux à l'envers en plein milieu du passage, alors que les mecs, eux, sont tranquilles sur les fauteuils !" Ainsi s'écrie, hier, une femme aux yeux clairs, le regard souligné de khôl et du tilak rouge vif, épais comme on le porte ici. Le contrôleur du car fait donc avancer les femmes vers la cabine de conduite, où elles pourront s'asseoir, à gauche du chauffeur, sur un banc plus confortable que ces affreux tabourets de fortune qui vous trimballent le séant vers l'avant au premier coup de frein. Quelques instants plus tard, on entend rire la femme aux yeux clairs, d'un rire comme forcé. Elle rétablit sans doute l'ordre des choses, dans un pays où l'on se doit de garder sa retenue.

    Des freinages, il y en aura eu quelques uns au cours de ce périple de huit heures qui nous a fait relier Katmandou à Shyabru Bensi, une centaine de kilomètres au nord. Ce sont quatre étudiants en ingénierie informatique qui m'ont livré les raisons de ce tohu-bohu dans le car 18 places qui transportait 35 passagers. Après une nuit complète à bord d'un premier car pour rejoindre la capitale depuis leur coin, ils ont enchaîné avec ce voyage, pour finir assis, devant nous, et croiser notre chemin et notre intérêt. Ces quatre garçons aux traits fin et au regard rieur seraient nos interlocuteurs une poignée d'heures avant de bifurquer, sac à dos et sourire aux lèvres, sous d'autres cieux sur cette fourmilière qu'est le monde. Armés de leurs vingt ans, ils partent directement en trek. Nous, non. Pas tout de suite.

    Le soir même, sur Shyabru, j'allais prendre langue avec Karma et Prashaï, deux jeunes guides de haute montagne. Prashaï, encore débutant sur son instrument, jouait de la guitare et chantait face à son téléphone, dont émanait une voix de femme. Je lui demandai s'il s'agissait d'une amoureuse, il me répondit qu'il s'agissait juste d'un live TikTok. "TikTok love", me dit-il en souriant. Son acolyte, Karma, était mort de rire. Ce dernier reprit son sérieux en m'informant que lui était marié mais que sa femme vivait à Chypre, où elle travaillait comme femme de ménage. Lui étant régulièrement sur les chemins avec des touristes, leurs deux filles étaient souvent confiées à leurs grands-parents. Je leur montrai des photos de mes enfants et regardai les leurs.

    Comme le cheval Johano-ai de la légende Navajo, Prashaï et Karma sillonnent sans relâche le Népal et ils connaissent les Annapurna, le Mustang, le Dolpo et le reste comme leur poche en gore-tex. La gorge serrée, ils me racontent le terrible tremblement de terre de 2015, qui a lourdement affecté la région du Langtang, où nous nous trouvons, et a réduit à néant plusieurs villages de montagne. Prashaï à évité la mort, m'explique-t-il, à cinq secondes près, puisqu'il était sorti de sa maison pour aller aux toilettes à l'extérieur. "For real", précise-t-il, en me fixant de son regard subitement perçcant. Karma, lui, sur les routes du Haut-Mustang à ce moment-là, me dit qu'il en a tiré une sorte de honte : il n'était pas près des siens. Leur cousin, qui tient la guest house où nous passons la nuit, ajoute que ce jour-là, il a entendu une explosion avant que la terre ne s'ouvre comme une porte automatique. Il ajoute avoir littéralement vrillé et s'être enfui à toutes jambes, avant de revenir chercher... son fils resté sur place. Cette touchante confidence produit un drôle d'écho par rapport à ce que nous avons entendu deux heures plus tôt : alors que nous entrions dans le village, un bruit de sirène à retenti, suivi quelques secondes plus tard d'une déflagration de dynamite. On creuse la montagne dans le cadre d'un vaste projet de barrage hydroélectrique sur la Langtang khola.

    Ce matin, nous avons quitté Shyabru pour ce trek dont je rêve depuis des années : remonter la rivière jusqu'au sommet du Tsergo Ri. Première journée dans l'Himalaya : j'étais déchaîné et ai grimpé comme un cabri les mille deux cents mètres de dénivelé qui mènent, en amont, à Rimchi, où la chambre spartiate donnant sur la montagne fait mon bonheur. En contrebas, un chaos de blocs taillés dans la mythologie force le cours d'eau à se détourner et former des cascades mousseuses - la barbe de Neptune, sans doute. La Langtang s'écoule au creux d'une vallée dont les parois presque verticales semblent infinies et se perdent dans une épaisse écharpe de brume. Il y a une joie presque enfantine, insolente, à se frotter à l'Himalaya, comme un hubris de cour de récréation. Non, ce n'est pas l'Everest certes, mais c'est mon bac à sable !

    Je suis dans le rêve et dans la salle où j'écris, aux plafonds bas et aux nombreuses fenêtres, assis à côté du poêle de métal, je vois le haut de la vallée s'éclaircir quelque peu, tandis qu'en aval, les nuages ont désormais pris possession de tout. J'ai donc face à moi, à l'ouest, un écran sur lequel les frères Lumière pourraient projeter, plus que l'image du désir, le désir lui-même. Autour d'une grande table, un groupe de jeunes Israéliens joue aux cartes et leur hébreu se fond dans la pop américaine qu'ils écoutent et que certains d'entre eux chantonnent sans y penser en posant leurs cartes sur la toile plastique qui protège la table, assombrie par les imperméables séchant au-dessus, pendus à une corde qui va d'une extrémité à l'autre de la pièce.

    Assis à droite du poêle, Martin, un Allemand de mon âge m'a confié que lui aussi randonne hors-la-loi puisqu'il ne suit pas la nouvelle régulation obligeant les trekkeurs étrangers à prendre un guide et/ou un porteur. En effet, nous bravons cette règle qui nous empêcherait de faire comme bon nous semble - d'ailleurs, certains des Népalais avec lesquels nous avons échangé sont également contre car ils estiment la mesure contre-productive.

    Je joue aux pirates, je cours sur les rochers. Je suis un gamin.

    Mardi 25 avril

    Un chaos de pierres, sur des centaines de mètres de large, s'entasse jusque dans le creux de la vallée, ou coule la Langtang khola. Au-dessus, sur plusieurs centaines de mètres également, la falaise, plus claire que sur les autres parois, présente de larges bandes blanches. Le 25 avril 2015, il y a huit ans jour pour jour, elle s'est détachée comme on retire un tableau d'un mur, d'un coup sec, emportant avec elle le village de Langtang, intégralement rayé de la carte en un éternuement des entrailles de la Terre. Le massif, s'il est jeune, n'en est pas moins cruel. Seul un bâtiment, construit au pied de la falaise, a résisté, protégé par un épais surplomb rocheux.

    Comme pour rendre aux éléments la monnaie de leur pièce, les habitants ont reconstruit le village à quelques mètres de là et les blocs de parpaing des petites guest houses surmontés de tôle ondulée bleue que chevauchent des citernes d'eau chauffée par des panneaux solaires made in China ont poussé comme des champignons un peu plus haut sur le chemin de Kianjin Gumpa. Un mélange de résilience et d'inconscience collectives, sans doute : ce hameau fraîchement bâti pourrait bien être balayé à son tour. Avant de parvenir au village et poser nos sacs au Marigold, nous avons franchi le dénivelé de plus de mille deux cents mètres pour dormir ici, à plus de trois mille cinq cents mètres d'altitude. Aux alentours, les yacks et les nacks, femelles, broutent paisiblement sur le lieu même de la catastrophe...

    Le trek menant à la salle commune du Marigold, où j'écris ces lignes, était un éblouissement. Au bord de la rivière, des rhododendrons ployant sous des fleurs blanches, roses ou violettes, formaient des taches de couleur au pied des massifs en à-pic. La vallée serrée d'hier s'était élargie pour faire place à de petits plateaux eux-aussi éclatants de fleurs.

    La salle commune de notre bivouac ressemble fort à celle d'hier. Autour du poêle rectangulaire, la vie s'organise à l'intérieur d'un espace carré que ceignent mille petites fenêtres, au-dessus d'un long banc qui lui aussi court le long de la pièce. D'où que l'on se place, on a toujours un œil sur la montagne. Le fils de notre logeuse, qui est au lycée à Katmandou, me confie que lorsqu'il est en ville, elle lui manque, que son objectif est de revenir vivre au village au plus vite.

    Ainsi, autour du poêle, les membres et amis de la famille devisent, à la chaleur du bois et de la bouse de yack séchée - une bûche pour deux galettes de déjection animale. Dans ce petit groupe constamment renouvelé car il fait froid partout ailleurs, on échange, on rit, on mate des vidéos, seul ou à plusieurs. Ces visages cuivrés appartiennent aux populations tibétaines arrivées au Népal depuis le Tibet, à quelques kilomètres au nord, soit il y a des siècles par vagues migratoires successives, soit des les années 1950 avec l'annexion du pays par la Chine. Ici, ces populations tibétaines sont majoritairement les Tamang, ailleurs, les Sherpas, les Gorong ou Gurung...

    Dans la pièce, le soleil vespéral entre désormais par les fenêtres et il emplit la salle de lumière, à l'exception du coin situé à ma gauche, consacré à autel bouddhiste sur lequel sont posées coupes, carafes et cloches de métal ainsi que d'autres instruments liturgiques. Des photos du Dalaï-lama ont leur cadre entouré d'écharpes aux couleurs vives. Trois gobelets de carton, au milieu, accueillent billets de banque, bonbons et autres offrandes propitiatoires.

    Ainsi, le dos réchauffé par le soleil, je pense à ce bâtiment du bas de la falaise protégé par un énorme linteau naturel, je pense à ce petit village logé au pied de la de la plus haute montagne de la région, le Langtang Lirun - culminant à plus de sept mille deux cents mètres - je pense enfin à notre logeuse qui pose de petits bols renversés au pied des figures du Bouddha et de Vishnou, et j'y vois comme un motif : voici donc notre mouvement de balancier, à tous sans doute, entre l'immense et le minuscule - le bonbon et le Bouddha, la tôle et la Terre, la brique et l'à-pic - un entre-deux où nous évoluons, zigzaguant entre la résilience et l'inconscience.

    La falaise est fragile.

    Demain, je grimpe à nouveau, un peu plus haut, toujours plus haut. Taquiner le ciel, en appui sur l'obscur.

    Mercredi 26 avril

    Les fanions triangulaires de couleurs vives déposés sur des fils accrochés à un mât claquent au vent. Les marteaux des tailleurs de pierres frappent les blocs avec régularité tandis que par instants une tôle ondulée que l'on déplace crisser contre le sol. Allongé sur un banc du toit de la guest house, je fais face au soleil de la haute montagne. Sur cette sorte de terrasse où je me trouve seul, des poignées d'épaisses tiges de métal dressées vers le ciel indiquent que le propriétaire a encore des projets dans sa musette. Il fait doux bien que l'on ait presque atteint les quatre mille mètres. Ce troisième jour à donné à voir un panorama bien différent des jours précédents. Pour résumer, nous avons commencé le trek en remontant une vallée très encaissée. Le lendemain a principalement consisté à traverser ce qu'ici on appelle "the jungle", au milieu d'arbres et de massifs de fleurs. Or, ce matin, nous avons observé un élargissement du plateau menant à une cuvette bordée de sommets très élevés. Dans un ciel d'une clarté que nous n'avions pas connu jusqu'ici, on pouvait admirer la dentelle sublime des sommets, posée au-dessus des glaciers. Extraordinaire !

    Je reviens à l'instant d'une promenade de reconnaissance pour relever le début de notre ascension, demain à l'aube. Sur deux épaules couvertes d'arbustes brûlés, au sommet d'une colonne vertébrale constituée par un long chemin de crête, trône la tête ronde et blanche du Tsergo Ri. Ses cinq mille mètres sont notre objectif. J'en ai des frissons et des fourmis dans les jambes. Après un solide mal de crâne ce matin, je commence à m'habituer et me rends compte que l'acclimatation, il n'y a pas que des jardins pour ça !

    Au pied du massif, assis au bord de la rivière qu'il nous faudra franchir demain au lever du jour, se trouvait un Sherpa avec qui j'ai pris langue. Il m'a raconté avec le sourire ses trois Everest. Esbaudi et plein de dévotion, je l'écoutais comme on écoute un maître. Son sourire s'est effacé d'un coup lorsqu'il a parlé de son ascension du Dhalaugiri, à plus de huit mille mètres également, un trek à l'occasion duquel il a perdu deux camarades emportés par une rafale de vent et le poids de leur portage.

    Oh, nous ne prenons pas ces risques, mais pour moi, ce sommet, demain, c'est un rêve, je veux poser ma chaussure sur la neige de cet arrondi désirable. Je suis fiévreux et concentré. Je suis prêt.

    Jeudi 27 avril

    Haut dans le ciel, un arc-en-ciel circulaire est en suspension à l'horizontale et c'est en son centre qu'on observe le soleil. La cuvette autour du Tsergo Ri, si large qu'elle pourrait accueillir la moitié du panthéon hindou, est également un parfait arrondi, de telle sorte que le soleil, l'arc-en-ciel et la vallée autour semblent, à l'oeil, parallèles. Un peu plus bas, dans un silence d'église, des brumes remontent en colonnes pour s'emparer du sommet, comme discrètement. On dirait une scène chez John Ford ou Akira Kurosawa, lorsqu'un calme inquiétant règne avant la bataille. D'ailleurs, ça et là, des grappes de trekkeurs hagards, le regard fatigué et les épaules tombantes, sont posées au sol telles la soldatesque d'une armée en déroute. Ils n'ont pas réussi à monter. Je les croise de retour après mon ascension.

    Après une montée de quatre heures sur un dénivelé impressionnant, je suis parvenu sur la tête blanche du sommet, piquée de drapeaux multicolores, à cinq mille mètres. C'était superbe : une vue panoramique avait convoqué les sommets qui m'étaient encore barrés quelques minutes auparavant. Des façades dentelées, des bandes blanches poudreuses à perte de vue, jusqu'au Tibet, jusqu'au bout du monde.

    C'était très émouvant pour moi. J'ai eu une pensée pour cet enfant coincé jusqu'à ses quinze ans entre deux traitements, qui, des centaines de fois, en dépit des soins de ses parents, crut crever de son asthme, étouffé à en percevoir la fin et attendre Charon sur la barque d'un lit couvert de sueur. Ce gamin au souffle court qu'on regardait parfois d'un air moqueur à la récré, ou, pire, avec compassion. J'ai eu sur cette cime envie de lui murmurer à l'oreille : "Rassure-toi... N'aie pas peur, tout va bien se passer. Tu ne le sais pas encore, mais cette maladie, c'est une chance pour toi. Tu vivras désormais chaque jour comme un cadeau." Ce môme, métèque et juif errant parmi les bien-portants, deviendrait un transfuge de corps.

    Devant tant de beauté aujourd'hui, j'ai savouré l'air raréfié des hauteurs et l'ai partagé, par le tuba du temps, avec le petit François, qui voyait l'air comme, depuis les profondeurs, une surface hors d'atteinte.

    Souffle.

    Souffle.

    Respire.

    Respirons.

    Vendredi 28 avril

    Langtang : je me suis couché de bonne heure. Inspiré de cet autre asthmatique et pour la modique somme d'une paronomase et un signe de ponctuation, j'ai passé une longue nuit après mon épiphanie. Ce matin donc, il était temps de rebrousser chemin et quitter les hauteurs du fond de la vallée pour suivre le cours de la rivière vers l'aval désormais. De brefs coups d'œil en arrière, sur le chemin, offraient une poignée de derniers points de vue sur ce sublime cirque et la masse circulaire du Tsergo Ri en son centre. Déjà, le lieu me manquait, mais à cheval sur plusieurs rus que j'étais amené à franchir, j'observai des coffrages de métal contenant chacun un moulin à prière de métal sur un axe mis en mouvement par le courant. Ces rotations d'un même texte sur des instants par nature différents me confortaient dans ce départ. À proximité, se trouvait un stûpa peint en blanc et possédant en son centre un lourd rouleau rotatif du même type et peint de couleur dorée, que les habitants font tourner à la main, lentement. Quelques mètres plus bas, un homme vêtu de vêtements de ville tournait autour d'un autre stûpa, en égrenant un chapelet et en psalmodiant. Un seul élément fixe attira mon attention : une jument blanche totalement immobile, qui me rappela les photographies de Patti Smith, la rockeuse qui toute sa carrière déclama du Rimbaud et du William Blake en sautant partout, avant de faire des clichés au calme profond.

    Sur la façade ouest du stûpa, deux grands yeux peints en bleu sur la chaux immaculée accompagnaient notre retour. A notre pause, chez Nima et sa fille, nous avons bu un thé au masala en profitant du soleil. Alors que j'entrai dans la cabane sombre et joliment décorée, Nima s'est saisie de ma main portant le billet de cinq cents roupies pour que je le lui glisse au creux de la poitrine, dans son vêtement brodé bleu et violet. Elle était morte de rire ! Ensuite, elle a posé en faisant le V de la victoire avec le majeur et l'index en lançant à l'appareil photo : "No yak curd! No yak curd!" En effet, il ne lui restait plus de yaourt au lait de yack, elle avait simplement décidé de me le chanter...

    Dans les années 1990, j'ai assisté à un phénomène hors-norme à l'occasion d'un concert de jazz réunissant Henri Texier, contrebassiste génial et "sideman" de luxe pour l'occasion, un batteur et un saxophoniste. Aux basses heures de la nuit, comme la cave du Sunset se vidait, Texier, emmené par ses compères soudain ragaillardis, se mit à jouer "haut", comme on dit en jazz. Il s'engagea dans un solo étourdissant et l'invraisemblable se produisit : sa tête se tourna vers les quelques spectateurs toujours présents et il sourit, l'air ébahi. Je compris alors que son corps avait pris possession de lui, ses bras, ses mains, son index puissant. Il ne contrôlait plus rien car il jouait - cela dura une poignée de, secondes, pas plus - mieux qu'il ne savait jouer. Aujourd'hui donc, après avoir repris possession de ma main chez Nima, je suis reparti à mon rythme et après un certain temps, j'ai commencé à accélérer et marcher de plus en plus vite. Mon corps a pris le contrôle. Pendant une heure, les pieds ont déroulé à la perfection, se posant sur la roche ou la terre sans heurts, mon bâton, dans la main droite, trouvait l'endroit idéal pour piquer, mes cuisses, alternativement, fournissaient l'influx nécessaire à la montée et l'amorti pour la descente. J'étais traversé par le monde, pour faire écho à ce qu'écrivait Saint Nicolas (Bouvier, un des rares auxquels je me voue, avec Saint-Neil et Saint-Andreï): "On croit qu'on fait un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait." Ainsi libéré de toutes les tâches motrices, mon cerveau échafaudait cette curieuse analogie entre un concert de jazz et un trek en Himalaya.

    Une heure plus tard, donc, à l'issue de ce solo de gambettes, mon aine opéra une reconnexion cerveau-corps par le biais d'un pincement régulier qui m'obligea à ralentir. Sans doute cette partie de mon corps se prévalait-elle de son droit d'aînesse. À l'arrivée à Lama Hotel, une douche froide au seau avec l'eau de la rivière allait remettre les choses en ordre.

    Samedi 29 avril

    Personne. Un pont suspendu laisse voleter ses fanions multicolores au vent paresseux. Plus long qu'un terrain de football, il relie deux versants formant un coude à l'entrée de Thylo Shyabru. Pas âme qui vive, si ce n'est une poignée d'oiseaux qui paradent dans cette ambiance de jungle. J'entends une surette du Tibet claquebuler. Elle pourrait se fondre dans le décor tel un phasme si ses ailes vertes ne possédaient un épais liseré noir. Il y a aussi quelques flègues, des arémilles et un couple, je crois, de lizoares. Ça ribole, ça goize à tout crin, à tel point qu'on croit assister à une fête de la langue. Un langur de Douc, à la tête bicolore et à la longue queue blanche, m'observe filant à travers la végétation.

    J'ai changé de vallée.

    En effet, après cinq journées à remonter la khola puis à la redescendre vers l'aval, j'ai pris la tangente en direction des lacs sacrés de Gosaïkunda, seul. Sylvain, atteint de rhino-pharyngite, ne peut plus randonner. Il retourne vers notre point de départ, Shyabru, avant de reprendre le car pour Katmandou.

    Pour ma part, plein d'énergie et gourmand comme jamais, je me dirige donc vers le sud et les lacs d'altitude. Le chemin de Gosaïkunda, même s'il est une route de pèlerinage, est bien moins emprunté. Parvenu au pied des falaises, on me hèle : un vieillard s'adresse à moi dans un sabir que j'ignore mais dont je distingue "twenty minutes" et "Palmo", qu'il répète en boucle en me tendant un gros panier chargé à ras-bord de fougères violettes fraîchement coupées. J'ai compris ! Il me demande de déposer ce panier chez une certaine Palmo, à vingt minutes d'ici. Ce que je comprends en chemin, cela dit, c'est que ces vingt minutes seront consacrées à grimper une côte raide comme un col amidonné. Me voici donc bâté de mon sac à dos et d'un impedimentum à me fader un lourd dénivelé sous le cagnard du matin. Je pense au célèbre "Roberto, mio palmo" du Grand bleu. En haut de la côte, ladite Palmo, son épouse, n'en revient pas : un touriste lui livre les plantes avec lesquelles elle fabriquera des balais pour épousseter intérieur et terrasse. Elle se bidonne et m'offre un thé.

    La marche sera exigeante : je compte relier Gosaïkunda en deux jours pour rejoindre Sylvain rapidement. Après notre dénivelé négatif de mille mètres ce matin, je reprends mile six cents mètres de positif, en partie sous la pluie. La roche brille, mon imper est trempé, de même que le sac poubelle qui recouvre mon sac à dos. Pendant un long moment, sans guide, humain ou papier, sans indication humaine car je ne croise personne, je me fie à la carte et à mon instinct. Plus tard, je croiserai des paysans, tous munis de l'énorme khukuri, poignard des soldats gurkhas porté à la ceinture, avant de rejoindre Mukharka, où j'écris ces lignes dans la salle commune, à la chaleur bienvenue du poêle. Épuisé mais heureux. À l'autre bout de la pièce, un guide originaire de Katmandou mate des reels sur son portable tandis que mon logeur fait ses gammes puis se lance sur un dranyen, instrument tibétain à quatre cordes à la tête en forme de dragon et à la caisse sculptée. La mélodie antique se blottit contre les vitres et la vallée est dévorée par la nuit.

    Dimanche 30 avril

    Au pied de l'à-pic, un creux dans la roche en forme de baptistère renferme une immense obsidienne lisse comme une pierre polie : l'eau du lac Bhairab kunda. Sur la paroi, des tentacules minérales glissent vers le fond de la vallée en longues ondulations. Le noir des mousses froides le dispute au blanc de la neige et, par endroits, aux colorations verte ou jaune de certains blocs. Sur le chemin de pèlerinage, hommes et femmes avancent prudemment sur la roche enneigée. Munis d'une rambarde, les escaliers semblent se prolonger et se croiser à l'infini, comme dans les gravures de Piranèse.

    Un peu plus tôt, déjà à une altitude élevée, j'avais pu observer les déplacements silencieux de la brume au gré des masses et du vent léger. Dans ce mouvement lent, la montagne en face de moi devenait par moments totalement prise sous le manteau blanc, alors qu'il arrivait par aileurs que la roche se découvre par endroits, au gré d'un effeuillage minéral, c'était presque érotique. Ces parcimonieuses émergences m'ont rappelé le travail de ce peintre chinois découvert l'hiver dernier dans une galerie parisienne : sur ses peintures, que l'on suppose au premier abord uniformément blanches, le regardeur, avec du temps, de la patience, peut déceler des traces légères, des chemins, des forêts, des mondes entiers... bref : on laisse son imagination opérer.

    C'est cela, en quelque sorte, l'ivresse des surfaces : on arpente le monde et on en saisit des formes, des correspondances, des analogies. On appréhende l'apparence des choses, même si on n'y comprend goutte. Pour subtiliser au poète, affirmons : "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept jours." L'ivresse des surfaces, c'est regarder une jeune femme tracer dans la neige des signes en népalais et en goûter l'esthétique, le geste et la forme. La sensation du sanscrit, sans le sens.

    Je m'étais levé aux aurores pour une dernière journée d'ascension. Encore mille cinq cents mètres de dénivelé pour Gosaïkunda. Comme hier, les premières heures furent exigeantes. La pente était raide. Je n'ai croisé âme qui vive avant Chilingpathi. À Laurebina, j'ai déposé mon sac à dos dans une guest house pour grimper plus léger.

    Je suis donc à Gosaïkunda et il fait un froid de canard. Comme dans tous les refuges où il n'y a pas pas d'arbres à proximité, on n'allume le poêle qu'en fin d'après-midi, mais à cette altitude, les trois heures à attendre un peu de chaleur semblent longues. Dans la salle commune, tout le monde est emmitouflé, polaire, doudoune, bonnet et gants. Certains portent même des foulards. Au dehors, tout est blanc et le vent cogne. Autels et temples ploient sous la neige, au bord des eaux froides des lacs sacrés. Demain, je redescends jusqu'à Dunche, là où il fait doux. Et puis, Katmandou. Si tout va bien.

    Lundi 1er mai

    On m'assaille ! On me frappe ! Des coups de la base du poing contre mon crâne : le droit, le gauche. Aïe ! Ouille ! Mon agresseur rassemble les paumes de ses mains et claque ses dix doigts sur ma tête. Après m'avoir glissé une lame plus tranchante qu'un khukuri contre la glotte. Ma casquette ! Ma casquette !

    Je suis chez le barbier, à Katmandou. Cet homme en fait doux comme un agneau et plein de componction portant blouse bleue assortie au cadre de son miroir de saloon aime son métier et il sait y faire. Il m'applique onguents et pierre d'alun, me passe un fil au plus près de la peau, me masse. Au Népal, tout un chacun va chez le barbier, j'en profite. J'aime cette sensation excitante du plaisir du laisser-aller mêlé au danger du coupe-chou frisant la carotide. C'est jouissif... "A close shave", répète à l'envi Johnny Depp dans Sweeney Todd, le film de Tim Burton dans lequel le meurtre est filmé comme un rituel complice entre barbier et victime égorgée. Filmer les scènes d'amour comme des scènes de meurtre et les scènes de meurtre comme des scènes d'amour, disait Truffaut sur Hitchcock. Chiasme imparable.

    Il faut dire qu'entre cette séquence plaisir dans la capitale, où il fait doux, et la matinée du jour-même passée à Gosaïkunda, la différence est de taille. J'ai en effet passé la nuit dans une chambre à un ou deux degrés au-dessus de zéro et malgré mes trois couvertures de type prison - laine gris souris barrée de trois bandes rouge passé - je n'ai que vaguement fermé l'œil. Tout était glacial, dans la chambre comme dans la salle commune ou l'espace sanitaire.

    À six heures du matin, j'ai quitté la guest house pour une longue descente. J'étais le premier à froisser la neige de la nuit, exception faite d'un cheval robe chocolat qui traînait sa misère autour du hameau, le garrot avachi. La descente fut, comme l'ascension la veille, un régal pour l'œil, la brume jouant avec la roche et la perspective comme un chat avec une souris. Je croisai peu de gens, mis à part un couple de personnes âgées. Madame grimpait en sari, chaussettes en laine et claquettes. Après Chilingpathi, je bifurquai vers l'ouest, d'où je rejoindrais Dunche pour un bus qui me mènerait à la capitale.

    Tout ne s'est pas passé comme prévu.

    À Chandanbari, je commençai ma traversée de la jungle prise dans la brume, ce qui lui conférait un mystère, une étrangeté auxquels ajoutait ma solitude. Mais à la croisée des chemins, clac ! Je parcourus un bon deux mille mètres de dénivelé, muni de la certitude croissante que je m'étais fourvoyé. Le temps passait et je ne croisai personne pour m'indiquer la direction. Pire, sur un passage de crête, je vis en contrebas, presque en détail, ma destination, mais le chemin roulait contre ma volonté et vers le nord. A terme, le village où je posai un pied besogneux était sur la route du car, tant pis pour Dunche, je n'avais qu'à dormir là et attendre son passage le matin suivant.

    Rien. Tout était fermé. Tout, sauf une minuscule cabane de taille microscopique ou un auvent de fortune aidait à batailler contre la pluie je m'assis et discutai avec Pemba, tout en joie, ainsi qu'avec son vieux voisin de banc, un tuberculeux qui crachait des glaires gros comme des noix. A cette conversation de bouts de chandelles se joignit un couple de sexagénaires aux visages découpés par un ineffable sourire : les propriétaires de cette échoppe de poche. Ma présence les amusait, j'en profitai et nous nous amusâmes de gestes et d'approximations lexicales et phonétiques. Pendant ce temps, défilaient sous nos yeux camions chargés à craquer et autos neuves sans plaques qui seraient immatriculés plus loin : les importations de Chine, le Tibet annexé n'étant qu'à quelques kilomètres.

    Pour finir, Pemba m'a aidé à trouver une Jeep pour rentrer sans la journée. Je pourrais tirer avantage de ce véhicule rentrant à Katmandou à vide après avoir déposé des touristes fortunés.

    Qui connaît ces impromptus de stase, dans le voyage, en mesure la précieuse valeur. Ce n'est pas de vide qu'il s'agit car l'attente offre la possibilité d'un contact, l'imprévu entraîne le possible. Le désordre génère ses opportunités propres : de l'entropie naît la vie.

    Nous allions donc rouler ensemble vers la capitale, le chauffeur nommé Minots et moi, après de truculentes négociations qui l'auront vu suivre un temps un camion qui m'avait pris en stop : fenêtres ouvertes, en roulant en double file à notre allure, il indiquait de ses doigts sortis par la portière opposée la somme qu'il était disposé à accepter !

    Une fois à bord de la Jeep, il ne nous restait qu'à rouler dans la farine les policiers en faction à la sortie de la ville de Dunche. Il me déposa avant la guérite, je fis valider mon passeport au contrôle et remontai à bord cent mètres plus loin. Moins de contorsions au check-point militaire : sans que j'aie à descendre du véhicule cette fois, un soldat portant un masque anti-covid floqué du PSG monta à bord puis tâta sans y croire mon sac à dos en m'invitant bruyamment à poursuivre mon périple jusqu'au Dolpo, au nord-ouest.

    Avant d'arriver à la capitale depuis le nord par le biais d'un dernier col, vous traversez une vaste plaine. Au centre, on y cultive le maïs sur des parcelles que ridulent de multiples ruisseaux pour l'irrigation. Ces champs sont piqués de bananiers et de manguiers. Autour de la plaine, sur plusieurs centaines de mètres de hauteur, on cultive en terrasses serrées comme dans une mercerie d'innombrables rizières piquées d'arbres que la brume aujourd'hui à couvert d'une écharpe. Au loin, massifs, à la fois inquiétants et protecteurs, les premiers contreforts du Langtang forment une longue bande de neige. Plus on avance, plus on voit de tilak rouges sur les fronts, moins on voit de Tibétains.

    Alors que le jour tire à sa fin, une fois l'ultime col franchi, nous arrivons, comme on dit ici, entre macaque et panda rouge, ce moment en Asie où le temps semble se distendre et vous rend sensible à tout, comme un enfant chez Virginia Wolfe ou Kathryn Mansfield : une bâche plastique de couleur vive, des garçons jouant au cricket, les nombreux piétons s'obstinant à marcher en ligne sur la route, le vert fluorescent des rizières. Un môme qui vous dirait : "Regarde, regarde !" comme si une chèvre traversant une rue était une épiphanie.

    C'en est une.

    Un temps où la lente rapidité du monde vous prend de plein fouet et vous embarque avec elle. C'était sur la route de Katmandou. La ville où sur Sawakhushi il y a un des meilleurs barbiers de la planète. Où on retrouve son pote. Où on écrit sur un petit bureau de bois comme si c'était le pont de la Santa Maria, dans une chambre peinte en jaune. Où la nuit arrache du cœur de la ville les rumeurs du monde. Où on dormira comme un loir.

    Mercredi 3 mai

    Fracas de métal tombé sur la salle ! Tout le monde se retourne. Ce n'est rien, juste une civière qui a ripé. La famille, les amis, guidés par un homme au gilet floqué de signes sanscrits orange, prennent à nouveau place autour du corps de la femme, quelques marches plus bas. Allongée sur une longue cale de pierre penchée en appui sur les ghats et dont l'extrémité basse est située juste au-dessus de la surface de la rivière, elle semble dormir le visage face au ciel. Sur la Bagmati, des gouttes éparses tombent en cercles concentriques que survolent une nuée de pigeons agités qui finissent par se déployer et zébrer la fumée âcre que dégage le bûcher situé plus à gauche, de l'autre côté de pont. Nous sommes à Pashupatinath, lieu saint pour les Hindous, et, assis sur les ghats opposés, assistons au rituel de crémation hindoue également pratiqué à Varanasi, en Inde, non pas sur la Bagmati mais sur le mythique Gange.

    Du corps de la femme posé sur la lourde dalle en équilibre, on a retiré les étoles orange frappées de la swastika et en partie dégagé le linceul blanc pour badigeonner son visage et ses pieds d'eau sacrée puisée quelques centimètres plus bas. Après ces caresses, on masse des onguents sur sur corps puis on dépose délicatement dessus des poudres de couleurs vives avant de l'envelopper à nouveau, fermement, de son linceul et de ses étoles safran. Disposées tout autour, de chaque côté du cours d'eau, sur les terrasses des temples ou sur les ghats, debout, assises, des centaines de personnes se tiennent coi : l'ambiance est au recueillement.

    Tout à gauche, près du petit pont de pierre, on commence à raser le crâne d'un garçon d'une petite douzaine d'années. Des macaques, ça et là, sautent de stûpa en stûpa. Deux jeunes garçons intouchables, pieds nus, vêtements sales et les cheveux en bataille, tiennent en laisse un pitbull qu'ils giflent brutalement avec le sourire. Soudain, le chant d'une corne de brume s'élève. Un homme souffle dans une conque. Il fait volte-face et une vingtaine de personnes le suivent sur le quai. C'est la famille portant la femme allongée désormais sur une civière de bambou. Elle fait son dernier voyage aux yeux de tous et le convoi parcourt au son de la conque les cent mètres qui la mènent à un autre bûcher, légèrement en aval.

    Au niveau du pont, le jeune garçon n'a plus sur le crâne qu'une noisette de cheveux et on lui rince le cou. En haut des ghats, les corps sur civière sont disposés en enfilade. La cale est devenue rouge carmin : les poudres, au contact de l'eau, semblent tapisser la roche de sang. On y porte à présent le corps d'un homme aux mollets longs et fins. Une femme en sari jaune et portant un long gilet de laine rouge, en dépit du soleil monté haut, s'agenouille et pleure son mari. Penchée sur son époux regretté, elle hurle puis s'ôte un bracelet quelle dépose sur le défunt, avant qu'on ne le badigeonne, ne l'oigne et ne redépose le suaire sur lui. Puis à son tour une autre femme s'agenouille à ses côtés, en larmes elle aussi, puis une autre encore, et les hommes de les aider à se relever et leur faire faire quelques pas.

    C'est une chorégraphie, une mise en scène car le rituel se nourrit de ce petit théâtre de la douleur et de la consolation. Si comme Shakespeare le fait dire à Henry 5 : "Le monde entier est une scène", celle-ci concentre les atours du sacré. Les flammes, la roche, l'eau de la rivière et celle des larmes, la douleur - tout fait rite. Le public de la scène prend contact avec les morts, avec la mort, sous un soleil qui appuie cette catharsis collective. Ces acteurs, en quelque sorte, nous font cadeau de leur deuil.

    À gauche le jeune garçon rasé de frais, fier de sa nouvelle tête, s'en retourne voir sa famille. Sa mère lui époussette les épaules et son petit frère le regarde comme un héros. Cet Ulysse de retour à Ithaque porte justement un pantalon noir dont le bas est décoré de flammes.

    Le chant de la conque brise le silence et on suit le corps de l'homme vers l'aval et un autre bûcher tout préparé. Une fois parvenus sur la dalle rectangulaire couverte de bois, les porteurs font tourner à plusieurs reprises le corps autour du bûcher - à l'instar du moulin à prières - avant qu'on ne l'allume. Une fois la rotation terminée, on dépose le corps sur le montage de bûches, de petit bois et de paille. C'est le fils du défunt qui allume symboliquement la flamme d'une lampe à beurre clarifié posée sur la bouche de son père, avant que n'apparaisse à nouveau l'homme au gilet.

    Il met le feu à la structure. Pour une fumée plus épaisse et afin que la crémation ne dure, on a pris soin de tremper la paille dans l'eau au dernier moment. En contrebas, planté dans la rivière, un homme fouille la vase qu'il ressort par poignées avant de la ratisser une fois posée sur la marche la plus basse. Il recherche les restes de métaux précieux, fondus et balayés à la rivière avec la cendre, à l'issue de la précédente crémation. Demain, ainsi, récupérera-a-t-il sans doute le bracelet déposé par la veuve en sari jaune, qui à présent est de nouveau en pleurs au moment où les flammes prennent vie.

    Nous nous levons et empruntons le long escalier qui mène à un ensemble de dizaines de temples de pierre, tous gardés par Nandi, le taureau qui porte Shiva, divinité à la fois de la création et de la destruction. A l'abri des banians, des groupes d'adolescents s'amusent, se filment, se prennent en photo, se promènent en amoureux...

    En quittant le temple, je suis invité par un groupe de jeunes à me joindre à leur jeu : traverser en largeur l'escalier, les yeux fermés, pour tenter de placer mes mains jointes dans une anfractuosité - tout en évitant, si possible, l'énorme bouse légèrement à gauche. Irai-je au ciel ? C'est ce que semble indiquer mon parcours. On peut en douter.

    Le geste rituel, souvent bref, répété inlassablement, voilà qui rythme là vie népalaise. Hindous, Bouddhiste, chacun a mille missions chaque jour...

    Un escalier bien plus haut que ce dernier, de plus de quatre cents marches, c'est ce qui nous attendait hier pour nous rendre à l'ensemble communément appelé Monkey Temple, à l'ouest de la capitale. Des centaines, des milliers de macaques y partagent avec les chiens la garde de plusieurs stûpas de taille reliés entre eux par d'immenses escaliers semblables à des passerelles de pierre, du haut desquelles on a une vue magnifique sur toute la ville. Un peu comme à Victoria Peak, au dessus de Hong-Kong, on peut y observer les constructions en contrebas, à travers des lianes et autres branches touffues d'arbres qu'on dirait tirés des croquis d'un botaniste sous stupéfiant. Une jungle planant sur la ville.

    Depuis mon retour ici, nous avons consacré l'essentiel de nos promenades à ces sites religieux. Temples, autels, stûpas, choltens se comptent par dizaines de milliers, des plus petits devant une échoppe ou au coin de la rue, au plus grand comme le stûpa de Boudhanath, dôme blanc de dimensions considérables autour duquel moines bouddhistes, Népalais hindous ou bouddhistes tournent en mettant en rotation les moulins à prières logés dans les parois. Et nous traînons nos guêtres un peu partout dans la ville, qui s'avère, pour les touristes, plutôt agréable. Plus d'un visage se fendent d'un sourire à votre passage et dix, vingt fois par jour, une conversation s'engage, avec un étudiant en acupuncture, un homme d'affaires en costume, une femme qui tient un restaurant... On tourne autour de la cité et les langues se délient, ne serait-ce qu'un instant, dans un geste de communication inlassablement répété, comme le geste religieux. Si en plus, vous avez quelques roupies pour déguster un naan qu'une main ferme plaque à la verticale contre la paroi du tandoor avec un coussinet avant de l'en retirer croustillant et grillé...

    Jeudi 4 mai

    Une rumeur enfle. Les visages de dizaines d'écoliers en uniforme tout juste sortis de l'école se tournent vers l'extrémité de la Place royale. La rumeur se mue en clameur. Parvenues des rues adjacentes, deux troupes se rejoignent. Une cinquantaine d'hommes débouchent en chantant et en frappant, qui sur un tambour, qui dans ses mains, guidés par un homme vêtu d'une tunique safran assortie à son écharpe. Ils viennent au contact d'environ cent cinquante femmes qui dansent au rythme de la musique et des chants. Elles ondulent de droite et de gauche et, du bout de leurs bras, frappent dans leur main, une fois à gauche, deux fois à droite... On chante "Hare Krishna, hare Rama". Cette foule maquillée, en blanc ou en sari coloré et tilak sur le front, se masse devant le Musée national d'art. A présent immobile, on poursuit chant et danse jusqu'à la transe. On crie, on saute, on danse frénétiquement tandis qu'un homme badigeonne d'eau une des deux statues ornant l'entrée du musée. Ces deux statues sont les seules du canton figurant l'incarnation mi-homme, mi-lion, de Vishnou, à savoir, Narashima. Le prêtre qui mène cette foule, venu d'Europe, est lui aussi composite, il est... Russo-ukrainien. Gageons que depuis le 24 février 2022, cette incarnation double ne passe pas inaperçue !

    Nous sommes à Bhaktapur, ancienne ville royale, sur Durbar Square. La ville est éblouissante. La brique rouge se marie à la perfection avec les boiseries newar - qui ressemblent un peu aux moucharabiehs que l'on peut trouver au Caire ou à Grenade - ainsi qu'à la roche granitique dont est fait le stûpa que l'on peut admirer depuis le rooftop de notre hôtel. Il fait maintenant beau mais lorsque nous avons cinglé depuis la capitale, à treize kilomètres d'ici, notre gros autobus avançait sous une pluie battante.

    Sur la chaussée, les vans Suzuki filaient tels des bancs de poissons et les contrôleurs, billets en main pour hameçonner le chaland, avaient la partie haute du corps qui dépassaient par la portière latérale comme s'ils s'extrayaient des branchies. Les motos, par milliers, transportaient chacune deux passagers munis d'une cape de pluie double, à savoir, une vaste bâche recouvrant l'avant du deux-roues et les deux passagers eux-mêmes, dont les têtes émergeaient par deux petites fenêtres de plastique transparent amovible logées sur le dessus. De telle sorte qu'à la moindre glissade, je ne pouvais me retenir de penser que sur le plateau de bitume, ce serait à la fois la tête d'Holopherne et celle de Judith qu'on trouverait.

    Bhaktapur, outre sa beauté, à le privilège et l'avantage de bénéficier, au moins pour les piétons, d'un centre interdit aux véhicules à moteur. D'où un certain silence. Ses nombreux rooftops donnent à voir l'ébahissant centre historique ainsi que la prolifération urbaine, puis, au-delà, les massifs du Langtang au loin. Perdus dans la brume, la vue de ces sommets éloignés mithridatise un peu notre proche retour... On s'attache au Népal.

    Certains au demeurant rêvent de s'en détacher, à l'instar de Sanjit et Ram, les jeunes employés de notre hôtel. Aux heures avancées de la soirée, alors que nous étions rentrés de notre petite expédition pour observer les roussettes, de grosses chauve-souris vivant à la sortie de la ville, ils me confient vivre ici vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ram affirme : " Cet hôtel, c'est notre tout, notre travail, notre logement... Notre parc, vos vacances, notre résidence secondaire..." Le tout pour quelques euros mensuels.

    Vendredi 5 mai

    Attention ! Attention ! La pagode dorée touche les fils électriques, que va-t-il se passer ? Poussez-vous afin que personne ne s'électrocute ! Ni une, ni deux, quelqu'un s'empare d'un râteau en bois spécialement prévu à cet effet et on repousse les câbles pendants qui s'étaient pris dans la décoration accrochée au sommet du chariot sur lequel on fait défiler une statue du Bouddha, sorte de palanquin monté sur quatre grosses roues frayant à travers la ville dans une grande ferveur : aujourd'hui, on célèbre la naissance de Siddhartha Gautama, le Bouddha. Si la date est incertaine, puisqu'elle semble comprise entre les sixième et cinquième siècles avant Jésus christ, il est convenu qu'ici, c'est à la pleine lune du mois de Vaisakh, dans le calendrier hindou, qu'on organise cette fête cardinale.

    Les femmes ont revêtu un sari rouge souvent décoré de motifs floraux. Les garçons pré-adolescents ont eu le crâne rasé pour l'occasion et toute la ville se met en mouvement pour accompagner la procession. Des fanfares de percussions frappées à la main ou à la baguette, de cymbales, de trompettes, de clarinettes sillonnent la ville, suivies du fameux palanquin.

    Le cortège se dirige sur Durbar square, cœur historique de la ville. Un moine bouddhiste nous confie deux drapeaux et nous voici de la fête ! C'est un foi joyeuse qui se saisit de la cité de Bhaktapur et les spectateurs assis sur le parcours chantent de concert et frappent dans leurs mains. Presque tous les magasins sont fermés, c'est la ville entière qui prend part aux réjouissances.

    Comme chaque matin, les petites dalles décorées à l'orée des habitations avaient été couvertes de riz, de fleurs et de poudre de couleurs et dans le quartier des potiers où nous nous sommes promenés, c'est habillées de rouge que les femmes retournaient ou trempaient dans un colorant les vases, pots, bols et coupelles en terre avant de les déposer sur des bâches pour sécher avant cuisson. À proximité du four collectif, un homme était occupé à couper de longues bûches pour lancer le feu qui allait fixer la couleur terre de sienne sur ces récipients, avant que cette petite industrie de la caste intermédiaire des kumhars ne les envoie aux quatre coins de la vallée, voire plus loin.

    Après que la procession s'est dispersée, nous avons pris notre besace pour filer sur l'autre cité royale de la vallée, Patan. Dans cette cité naguère rivale de Katmandou, les rois newar ont également érigé une Place royale, Durbar square, dont les boiseries des pagodes sont ici, de manière spécifique, parfois couvertes de métal ouvragé qui leur donnent des allures de coffrets à bijoux géants. La place est splendide et toute une foule s'y promène, en famille, à deux, en solitaire ou entre amis. Un point final a été mis aux réjouissances liées à la naissance du Bouddha, mais gageons que dans un panthéon aussi fourni que le panthéon hindou et au sein d'une population aussi fervente, cette vacance ne saurait durer bien longtemps.

    Le logement de type newar où j'écris ces lignes, aux boiseries anciennes et aux plafonds bas comme un ciel de traîne, résonne des aboiements d'un chien trop seul dans la vaste cour intérieure. A ma droite, mal branchée sans doute, l'ampoule clignote sous un large abat-jour carré tandis qu'au dehors les deux-roues libèrent les dernières pétarades de la journée. Patan s'endort mais le ventre de la ville aura vite fait de digérer ces réjouissances et livrer, avant l'aube déjà, la nouvelle partition d'un concert de klaxons, cris d'enfants, de chants et de rires. Ainsi que de ces murmures d'adolescents fiévreux qui montent au plus haut des pagodes de Durbar et, la tête enfouie sous une capuche pour qu'on ne les reconnaisse pas, se tiennent la main en évoquant d'autres lendemains encore.

    L'avenir.

    Dimanche 7 mai

    Au-dessus de nos têtes, l'habillage de terre cuite des tuiles de l'avancée de toit dégringole sur une pente que la terrasse de l'Andes House rythme du poinçon « Manglori Tiles – Sunil Ceramics ». Un café, quelques bananes, c'est l'heure de quitter le territoire népalais.

    La journée d'hier a été consacrée à une remise en forme du corps mis à mal après l'ingestion de momos de poulet, ravioles accompagnées d'une sauce au curry. J'avais bien remarqué que la cuisson, longue, avait rendu les ravioles particulièrement croustillantes. D'où la suspicion, après-coup, qu'en cuisine on savait la viande avariée. Une nuit de lutte m'avait confirmé deux choses : ne jamais se rendre, si possible, dans un resto – chic ou pas – peu fréquenté. C'est le volume qui garantit la fraîcheur. Mieux vaut un boui-boui populaire qu'un établissement vide, dans tous les cas. La seconde, c'est qu'il faut faire confiance à son corps. On parle de l'intestin comme d'un deuxième cerveau... Voilà à quoi mon corps s'était consacré une nuit entière : séparer le bon grain de l'ivraie, filtrer et retenir. De telle sorte que je me réveillai épuisé après une nuit sans sommeil mais rassuré quant à la capacité de mon corps à savoir agir me préserver.

    Etourdi, je siestai dans les jardins de Durbar, tandis que Sylvain visitait le musée, avant de grimper dans un taxi pour rejoindre la capitale. Pour une dernière nuit avant l'avion.

    Le lendemain, dans la file menant à l'enregistrement des bagages, je conversai avec une des passagères. Comme moi, elle allait à Doha, mais pour travailler à l'entretien d'une école. C'était une des nombreuses personnes rencontrées au Népal qui travaillent ou ont un proche qui travaille dans la Péninsule arabique : Arabie saoudite, Qatar, Emirats Arabes Unis... « Good money », dit -on ici.

    Sièges bleus en ligne face aux baies vitrées donnant sur le tarmac, écrans sur toutes les colonnes, annonces multiples, pictogrammes sur fond jaune, pas de doute, je suis dans un aéroport, quelque part sur la planète. Mais je quitte ce pays muni d'une troisième certitude : le désir d'y retourner.

    Question géopoétique, qu'on en juge : Bhaktapur, Manaslu, Haut-Mustang, Pashupatinath... Pour mille autres raisons également, j'aimerais revenir ici.

    Presque autant, au fond, que de raisons de découvrir ce que je ne connais pas.


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