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N'attendez pas trop de la fin du monde - Ne pas faire dodo
Une femme fonce à travers les rues de Bucarest au volant de sa fourgonnette : sa mission ne lui laisse quasiment pas une minute de répit. Ouvrant et fermant sa fenêtre mécaniquement, elle cingle vers la droite de l'écran, emportant avec elle dans le maelström d'une parfaite unité de temps les bruits des klaxons, les cannettes qu'on lui balance car elle ne file pas droit, la journée toute entière, une giclée de sperme sur sa robe à paillettes, le grain épais et chargé d'aspérités d'un noir et blanc plus crado qu'arty - et le spectateur. Accrochez-vous car si Radu Jude exige que vous N'attend(i)ez pas trop de la fin de monde, on reçoit beaucoup du film.
On peut donc encore en attendre du côté du cinéma contemporain. Bienvenue dans l'univers hybride du nouveau Godard des Carpates, un Roumain de 46 ans que nous avait déjà régalé.es auparavant. Dandy et punk. Très punk.
Ce qui reste des 2h43 du film, en dehors des joues rougies par une belle claque, c'est la présence magnétique, la puissance sans égale d'Ilinca Manolache. Virevoltante, elle est de chaque plan ou presque, coiffée d'une longue chevelure blonde ou prise dans la calvitie de carnaval de son avatar Insta nommé Bobita. Sous pression de la production, Angela parcourt en trombe les rues de la capitale roumaine pour rencontrer des ouvriers blessés qu'elle interviewe dans le cadre d'un casting de bras (littéralement) cassés : elle travaille pour un réal de pub missionné par une multinationale autrichienne pour une annonce sur la sécurité au travail.
A chacun des ouvriers, qu'elle interroge chez eux ou par Zoom, elle promet cinq cents euros si son témoignage est retenu. Lorsqu'elle est sur place, chez eux, Radu Jude nous fait pénétrer dans les appartements de la classe ouvrière roumaine contemporaine, et ses galères. Dans les conversations Zoom, les fonds sont modifiés : l'écran du cinéma où vous spectateur.rice regardez le film se mue en téléphone géant, pixélisé, aux contours incertains et à l'animation foireuse. Pour rythmer ses journées et éviter de s'endormir, Angela écoute des Manele, chansons survitaminées de turbo-folk roumain. D'aucuns pour tenir le coup peuvent gober des ecsta, elle balance des saynètes hilarantes, improvisées et publiées illico sur Insta bardées de filtres ridicules, dans lesquelles elle déverse des tombereaux d'insultes racistes, sexistes, prétendant dépasser sur leur droite les tenants de la masculinité toxique d'aujourd'hui, à l'instar d'un autre célèbre Roumain : Andrew Tate, cité dans le film. Si le personnage d'Angela a souvent le corps penché vers la droite au volant, à fouiller dans son sac, son index tendu vers le ciel à tout bout de champ est droit comme un i. Punk, on vous dit.
A ceux et celles qui seraient féru.es de récits ciselés et confectionnés dans la dentelle des sentiments délicats, on recommande de passer leur chemin, ou, mieux, d'essayer Radu Jude. A l'image vertigineuse de son affiche hybride mêlant créature disparue (détruite par l'Homme) et visage généré par une IA grand public, le film produit un patchwork visuel impressionnant et le génie de Jude est de paradoxalement concocter un savant dosage de trop-plein. En effet, le récit de la course de la personnage principale entre en dialogue avec un film de 1981 intitulé Angela passe à autre chose : les couleurs criardes de la comédie consensuelle filmée sous Ceausescu - mettant en scène une chauffeuse de taxi nommée comme notre héroïne et sillonnant les rues de Bucarest il y a quarante ans* - produisent une frottement chromatique qui gicle sur l'écran et l'ensemence des troubles de la Roumanie d'aujourd'hui : ultra-libéralisme aliénant, sentiment anti-Roms, gestion de la mémoire de années de dictature, rapport hommes-femmes, considérations sur la Hongrie voisine...
Ca n'est pas tout, le film est truffé de de vannes et fun-facts sur tout et rien : le film véhicule ainsi l'idée que l'information d'aujourd'hui se consomme en pastilles et ne saurait dépasser, voire même atteindre, le statut de réflexion. A défaut de réflexion, on en est réduit à l'état de reflet. Le monde est un reflet du monde qui est un reflet du monde, etc.
Du reste, pour un grand film, il faut une grande scène. Et si l'auteur, en apparence, joue la carte de la chimère survoltée, le dernier quart du film rebat les cartes. La caméra se pose, interdite de mouvement, et un long plan fixe concentre en son immobilité ce que le reste du film diffractait. Inversion des forces : de centrifuge, le film devient centripète. De punk il passe à cold wave. Le tournage "officiel" du témoignage d'Ovidiu, un des ouvriers, donne lieu à un moment sidérant de cinéma. Glaçant. Après deux heures de frénésie, Jude dépose délicatement les contorsions du monde sur le plateau d'un microscope. En temps réel, dans un processus hyper-réaliste, vous êtes comme délicatement dévasté par le simulacre de la communication, de l'image contemporaines. C'est d'autant plus effrayant que ce ralentissement soudain donne l'impression que le film(age) se déroule sous nos yeux. L'adolescente qui, prise après prise, prend patiemment appui sur l'épaule d'Ovidiu, son père, se dilue progressivement dans la séquence : une barrière, l'humanité, la parole, tout disparaît, comme un effeuillage du sens des choses. Il ne reste rien.
La perfection de l'unité de temps énoncée plus haut repose à nos yeux sur ce dispositif asymétrique, au même titre que l'asymétrie à l'oeuvre dans le roman La Promenade au phare, de Virginia Woolf, ou l'album Free Jazz, d'Ornette Coleman. Punk mais virtuose.
Virtuose et flippant.
*Hors-champ, on aime à penser qu'une conversation s'engage avec un second film auquel n'a probablement pas pensé Jude (sait-on jamais ?) : Under the Skin, de Jonathan Glazer (2013), dans lequel Laura (Scarlett Johansson) parcourt les routes écossaises en massacrant l'une après l'autre des victimes entassées à l'arrière de la camionnette. rythmé du cliquetis récurrent de le ceinture de sécurité de Laura, Under the Skin apporte un contrepoint ouaté au tempo débridé de N'attendez pas trop de la fin du monde.
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