• Donbass - Dont acte

    Il y a quelque chose d'aussi douloureux qu'évident à revoir ce film de 2018 chaussée de lunettes estampillées 2022. Tout est là, exposé au vu et au su de toustes, aussi visible que sur un étal de marché, qu'un nuage sombre dans un ciel dégagé. Sans doute qu'au fond, le ciel de 2018 n'était pas si dégagé, pas suffisamment en tous cas pour que l'on voie, qu'on y distingue ce nuage noir, inquiétant, prêt à s'abattre ici ou là-bas.

    Sans doute, au fond, parce que chacun.e donne à un nuage la forme qu'il ou elle veut. Ou parce qu'à l'instar de celui de Tchernobyl, venu d'Ukraine comme le film qui nous occupe ici, celui-là avait soit-disant terminé sa course à nos frontières. Deux catastrophes, un système. On ne voit que ce que l'on veut voir.

    De fait, la charge prémonitoire de Donbass, chef d'oeuvre absolu signé Sergei Loznitsa en 2018, donc, est sidérante. Le film l'est aussi. Dans son projet, sa construction, sa mise en scène, son interprétation, chacune de ses images. D'ailleurs, cessez séance tenante ce que vous êtes en train de faire, vissez-vous coeur et tripes et filez voir en deux dimensions ce qui se déroule en trois à quelques encablures d'ici, de l'autre côté du Danube - avant on disait "Rideau de fer", d'après la trouvaille de ce vieux Churchill.

    Le coeur et les tripes sont vissés ? La ceinture attachée ? Le sachet de papier à portée de main ? Ca va tanguer, il y aura du trou d'air.

    Donbass - Dont acte

    Retour en arrière : en 2014, un certain Vladimir Poutine, proche déjà de son inspiration récente de prendre Kiev, s'abat sur l'est de l'Ukraine, dans les régions de Crimée et du Donbass. A l'époque, on parle de cette offensive dans les médias surtout pour la Crimée. La Crimée, c'est Odessa, le Cuirassé Potemkine, la Mer noire, la guerre qui opposa une bonne partie de l'Europe à l'Empire ottoman - des symboles, l'Histoire, des Noms*. 

    Mais, le Donbass, en revanche... A l'époque, la main-mise sur le Donbass par les Russes passe par pertes et profits autant du fait que la région est à majorité russophone (et non ukrainophone, autre langue slave proche) - donc russe, aux dires de l'impérialisme éponyme - que parce la Russie ne prend pas officiellement possession du territoire et confie cette mission, en sous-main à une entité polycentrique du nom de "Novorossia".

    Quatre ans plus tard, Sergei Loznitsa, cinéaste ukrainien né en Biélorussie, monte sur le sujet du Donbass un film là-aussi éponyme pour briser le silence. Mais pas la glace, qui colonise ce long-métrage de 110 minutes ainsi que vos sangs.

    C'est un film politique. C'est un film de guerre. C'est un eastern. C'est un film de Fellini enrichi à l'uranium. C'est une plongée dans un Kusturica sans humour.

    C'est un film de dingue. Y sont montées l'une à la suite de l'autre douze scènes (ou treize, c'est selon) constituant les facettes d'un territoire en roue libre. Un film dont la respiration s'appuie sur les contractions systolique provoquées par le bruit étouffé des explosions qui tapissent le fond sonore du film. Boum, boum, boum, boum...

    La première scène montre l'intérieur d'une caravane où l'on maquille des femmes, des hommes, jeunes,  vieilles... Une fois prêt.es, les figurant.es sont accompagnées au pas de course, en mode militaire, par une cheffe de troupe qui, l'oreille collée à son talkie-walkie pour recevoir des instructions, fait passer à toute allure ce petit monde par un lacis de ruelles et d'étroits passages jusqu'à ce qu'il leur soit demandé de stopper leur course et de faire silence. La caméra balaie les visages figés, hagards des acteurs.rices de la troupe lorsqu'une, deux, trois explosions se font entendre à proximité. Puis il est demandé au groupe de reprendre sa course. Et le film de reprendre la sienne jusqu'à la scène finale où l'on retrouvera les mêmes figurants, la même caravane, ailleurs, avant un plan-séquence, fixe, absolument bouleversant.

    C'est que le film fait système en ce sens qu'il livre des éléments qui seront repris et cours de film - par exemple une interview filmée au cours de la scène initiale est regardée par les téléspectateurs d'un immense abri anti-bombardement au mitan du film. Il fait système, de surcroît, dans la mesure où chacune des douze scènes communique avec le suivante par un élément qui en est exfiltré : un personnage, un coup de fil, un véhicule... Chaque scène constitue donc un foyer dramatique en soi, avec son début et sa fin, telle une micro-fiction, mais se précipite dans la scène suivante, au sens chimique du terme, par un objet de transfert.

    Ce récit fractal porte en soi, dans sa construction, une dimension éminemment politique : la situation du Donbass n'est pas le fruit du hasard. Chaque acte a une répercussion et les atrocités qui y sont vécues, la faim, la pauvreté, le froid, l'humidité ont une cause... et une conséquence. De fait, la construction narrative de Donbass fait écho à un autre grand récit, celui de la poignée d'hommes (l'homme, sans doute, plus probablement) qui tirent les ficelles grâce à un narratif qui s'appuie sur un réseau d'images mis en scène de manière parfaitement maîtrisée.

    Explosions calculées, interventions millimétrées des équipes de télé, diffusion d'interviews truquées, le film met au jour un immense réseau médiatique - un démiurge joue aux marionnettes avec les habitant.es du Donbass. Et chacun.e sortant, çà et là, son appareil photo ou son téléphone pour filmer une scène et jouer au reporter, ignore être la victime d'une manipulation qui le.la dépasse... Qui dépasse l'entendement aussi.

    Le film pose également, comme effaré, la question du langage, plus précisément la question du langage performatif. On se rappelle sans doute que la performativité désigne le fait, pour un acte linguistique, de réaliser son propre énoncé. Or, Loznitsa plonge le langage dans le bain bouillonnant du politique. Lorsqu'en démocratie le juge déclare (acte performatif) une personne coupable ou innocente, c'est après consultation de la défense et de la partie civile. L'acte de parole dans Donbass ne suit pas la confrontation de points de vue conduite dans un équilibre des forces, il épouse littéralement toute forme de domination. Un officier condamne à cent mille dollars d'amende (une rançon, en fait) un citoyen qui veut juste récupérer son véhicule. Le citoyen discute ? Ce sera donc cent cinquante mille. Somme dite, somme due. Si l'habit ne fait pas le moine, l'uniforme fait le mafieux. Et le pauvre citoyen de rejoindre un grand hall filmé à la manière d'un purgatoire, où errent comme des âmes en peine une foule de citoyens leur smartphone collé à l'oreille, tout occupés à essayer de regrouper les rançons faramineuses exigées d'eux. 

    Performatives encore, les réponses apportées aux membre d'une milice qui s'adressent à un journaliste allemand leur demandant qui est le chef. Tour à tour, chacun se tourne pour déclarer, l'espace d'un instant, un autre milicien "chef". Quand il l'y a plus de centre, les repères disparaissent, le langage sert le plus fort et se fige dans la bouche du faible.

    Devant la caméra du réalisateur ukrainien, le langage, en revanche, se retourne nécessairement contre celui qui se fait le vecteur de la propagande. En traitant les Ukrainien.nes de fascistes, comme le font la plupart des personnages- russophones, donc - du film, la communauté montre sa soumission au diktat politico-médiatique. Qui est le fasciste ? N'est-ce pas plutôt celui qui se fait rouage d'un tel système d'oppression ? Ces scènes font d'autant plus froid dans le dos qu'elles rappellent les raisons invoquées par Vladimir Poutine pour l'invasion (du reste) de l'Ukraine, quatre ans après le film, en février 2022. S'il est vrai que les membres néo-nazis du régiment Azov ont été disséminés aux quatre coins de l'armée ukrainienne, les milices du Donbass sont une incarnation des idéaux fascistes - en moins ordonné.

    La propagande montre d'ailleurs tout au long du film ses terribles effets : lorsque les passants lynchent, en plein coeur de ville, un ennemi attaché à un poteau, on croit plonger dans la Nef des fous, de Jérôme Bosch. Sans langage, dépossédée de la faculté de juger, soumise au diktat d'une mafia en camouflage ou en costume trois-pièces, privée de son centre, la population part en vrille tous azimuths.

    Rappelons en cela que le mot Ukraine a pour étymologie "dans les confins, aux limites, en périphérie" et que le coeur politique du film, et globalement de la situation actuelle en Ukraine, porte par nature géopolitico-lexicale sur l'idée d'appartenance ou d'extériorité. Vladimir Poutine, en s'immisçant dans  le Donbass en 2014 puis (le reste de) l'Ukraine en 2022, assène le dogme de l'appartenance et son corollaire kalashnikov en bandoulière, l'impérialisme, tandis que Volodymyr Zelensky rappelle l'extériorité - donc l'indépendance - de l'Ukraine. Loznitsa, montrant une foule déboussolée, filme une communauté aux confins de l'humain-inhumain dont le comportement est celui de la meute, guidée par un Alpha invisible.

    Une autre scène de ce chef d'oeuvre possède une puissance cinématographique hors-norme : la scène du mariage. Elle souligne ce qui au-delà du politique, du linguistique, du moral... constitue le Point Oméga du film : raconter, faire (du) cinéma. L'auteur vise, à travers une mise en scène en tous points remarquable, à distiller un effet de réel qui emporte le spectateur. Cet effet de réel, par le prisme duquel la fiction semble se muer en documentaire, est un sommet cinématographique. Il montre de surcroît à quel point le casting et la direction d'acteurs font partie de la mise en scène. Qui assiste à Donbass a presque la sensation d'assister à un lynchage, à un mariage barré, à une visite d'abri anti-bombardement, à un entretien de police...

    Cette capacité à restituer les enjeux politiques d'une situation existante en déployant sous vos yeux les pièces d'une mosaïque terrifiante, c'est l'art.

    Donbass est un grand film.

    *Pour ce qui est de la Crimée, de l'Histoire, on gagnera à regarder du côté de Radu Jude, avec Peu importe si l'Histoire nous considère comme des barbares, de... 2018 aussi ! Le film est aussi chroniqué sur ce blog.


  • Commentaires

    1
    Cole
    Jeudi 31 Mars 2022 à 21:54

    les films de guerre sont toujours désagréables, et probablement pas tous les films https://papystreaming.fyi sont comme ça...

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :