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Blackbird Blackberry - Caucasien et loup
Alors qu'au dehors la pluie s'abat sur les rue de Tbilsissi, la capitale géorgienne, une femme de bientôt cinquante ans, assise à une table recouverte de carrelage jaune citron, le dos raide et le corps sur pause, fait rouler de grands yeux à la Bette Davis de droite et de gauche en silence tandis qu'en arrière-plan un couple de quadras attablé au même restaurant discute et s'étonne de sa présence en ce lieu branché. Ethéro, sidérée, sort de la clinique voisine.
Dans une longue promenade visuelle qu'offrent les mouvements de son visage, esquisse-t-elle un sourire ? C'est possible mais rien n'est sûr et à l'issue de ce bouleversant plan fixe délicat comme un cadrage d'Ozu, l'écran se pare de noir et vous voilà debout filant vers la sortie du cinéma le doute en musette et l'esprit plein d'un chef d'oeuvre instantané venu du Caucase.
Quelques instants auparavant, Ethéro se trouvait, assise déjà, sur le lit de la clinique, à droite de l'écran tenue en joue par l'écran noir et blanc d'un ordinateur qui affichait l'image d'un corps étranger à l'interieur du sien.
Ces scènes filmées dans la capitale géorgienne sont le point d'orgue du film : le régime d'image y est dominé par le blanc et des tons vifs et il tranche radicalement avec la palette pastel des trois-quarts initiaux de ce chef d'oeuvre.
Remontons à l'orée du récit : dans son village natal, après quarante-huit années passées à l'ombre (comme on dit en prison) d'une famille qui a fait d'elle un être solitaire et presque sans désir, Ethéro cueille une à une des mûres sur un arbuste logé en bord de falaise. Certaines sont à point, d'autres devront patienter encore... Ethéro glisse et manque de finir emportée dans le tourbillon du fleuve.
Cette scène de glissade déclenche une perspective de mort chez cette femme en sommeil autant que le début du film.
Un éveil, donc. Le bildung d'une femme mûre : Werther quinqua.
Rentrant chez elle à pied après sa mésaventure, les bottes crottées et les bras en sang, elle se penche sur la rambarde d'un pont et se voit en contrebas, face contre terre, sans vie mais le corps criblé des commentaires des autres femmes du village - dont la réalisatrice masque les voix, comme dans un récit antique enfoui sous la roche caucasienne.
Parti de cette déflagration, le film de la jeune autrice Elena Naveriani trace le parcours d'une femme que son instinct réoriente et qui prend en charge ses désirs. Elle a failli mourir, elle va vivre. Assumant son corps et ôtant la bonde de son "cul en forme de baignoire", comme le dit avec mesquinerie une de ses voisines, elle rompt avec les années de léthargie de son quotidien d'épicière sans écarts et après des décennies de jachère érotique se lance à corps plus trouvé que perdu dans une relation qu'elle entend dominer sans y prendre racine: elle déclare en effet que " si les mariages, comme les bites, rendaient les femmes heureuses... elles le seraient."
C'est par l'arrivée de Mourmane, livreur doux et avenant qui pointe son museau au magasin que le désir gicle soudain. L'homme au regard clair est, comme le dit Ethéro, "le seul à être resté chien parmi les loups" du village - y-compris son frère et son père, dont elle a retiré les portraits au-dessus du piano que personne ne touche dans son intérieur colonisé par le silence.
Au milieu de ses stocks, la scène où notre "héroïne" libère son désir en flairant Mourmane comme une bête sauvage, dans l'arrière-boutique où tout est rangé en quinconce - est stupéfiante. Elle s'empare de Mourmane et le chevauche en cavalière. Elle tient la bride.
Le désordre de cette montée en désir va faire éclater l'intérieur sobre et précis de la maison d'Ethéro, que la cheffe-opératrice, la géniale Agnesh Pagozdi, éclaire à la manière d'un Kaurismaki. Dans le maelström de ses émotions naissantes, Ethéro cherche à qui parler et, dans le village comme aux alentours, les adolescentes et un jeune couple de femmes se révèleront des interlocutrices bien plus aidantes que ses amies aigries et veules - ou faibles. Et les conseils de ces jeunes femmes la guident vers la capitale, point oméga du film.
Comment rester à la fois maîtresse de son désir et seule par choix lorsque le corps devient lui-même un logement imprécis et désordonné ? En refusant de s'engager avec Mourmane, Ethéro martèle son solipsisme mais cette profession de foi entre pour finir en collision avec la possibilité de l'Autre et le film se mue dans ses derniers instants en proposition duelle : retrancher l'Autre ou s'abandonner à perspective d'un élan hors de la solitude, de son propre périmètre physiologique. Il y a deux échographies dans cette mise en abyme qu'est Blackbird Blackberry, procédé que le titre original porte en lui-même : Blackbird Blackbird Blackberry.
De telle sorte que le plan fixe au cours duquel le spectateur observe Ethéro attablée et plongée dans le tourbillon de sa réflexion, fusionnent les deux préoccupations d'ordre moral de ce génial long-métrage : extraire du corps en friche d'Ethéro celui d'une femme libre et extraire de cette femme libre une décision.
Et rendre cette décision mystérieuse par le fondu au noir final.
Sourire ou pas ?
Saluons la performance hors normes d'Eka Chavleishvili comme nous avions salué celle d'Ilinca Manolache dans N'attendez pas trop de la fin du monde, de Radu Jude, sorti en 2023 et critiqué dans ces pages.
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Commentaires
1DenerLundi 25 Mars à 12:00https://yapeol.co Le film est bon, chaque strike me rapproche de plus en plus du prochain home run.Répondre
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