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Dans une élégante demeure inhabitée mangée par le temps, la trouée que forme un cadre de fenêtre articule un rectangle qui prend tout l’écran. Au dehors, un jardin verdoyant est faiblement éclairé par la lune. La nuit semble paisible – l’œil est en pause un instant tandis que continuent de nous parvenir les hurlements de douleur d’un jeune homme torturé tour à tour par toute une brigade policière à l’intérieur de la pièce.
Des agents goguenards donnent des coups de bâtons sur la plante des pieds de Saleem, on lui donne aussi des coups au visage, on lui compresse les testicules… Coupable ou pas du meurtre de la jeune fille de quinze ans trouvée au fond d’un puits, innocent sans doute, la vérité ne compte pas : il faut cadrer avec le narratif d’une police qui doit convaincre la population qu’elle fait son travail.
La dernière à frapper Saleem s’appelle Santosh : novice dans les forces de l’ordre, elle s’exécute en ignorant que c’est ce que les cadres attendent d’elle. Elle n’a pas atteint le point de rupture.
Ainsi le film, littéralement colonisé par l’idée et la forme du cadre, organise le parcours initiatique d’une jeune femme qui parvient in fine à s’en extraire. Laissant derrière elle, comme trace de son passage, un uniforme plié sur un lit à côté d’une paire de chaussures de cuir noir qu’un geste léger de la main époussette une dernière fois – et le titre de ce chef d’œuvre : Santosh.
En effet, à de nombreuses reprises, ce long-métrage de 2h08 déploie toutes sortes de cadres à l’intérieur de l’écran et l’on est rapidement amené.e à constater que c’est la géométrie choisie par Sandhya Suri – Anglo-indienne dont c’est le premier long de fiction après plusieurs documentaires – pour rassembler les déchirures dont le tissu indien est couvert.
Une de ces fragmentations, c’est bien-entendu le système des castes. Les parents de la jeune fille retrouvée sans vie dans l’eau croupie sont des Chamars, groupes de tanneurs et agriculteurs qui sont une partie des nombreux Dalits, les populations intouchables. Même Santosh, qui affirme œuvrer pour la communauté en recherchant activement le tueur de la jeune fille, se débarrasse discrètement du verre d’eau que lui offre la sœur de la défunte.
D’ailleurs, le village des Chamars, à la sortie de la ville, n’a plus accès à l’eau du puits devenue imbuvable et les femmes doivent frayer jusqu’au secteur des hautes castes, alourdies de grands seaux, pour puiser. Un plan génial, filmé depuis l’intérieur confortable de la cheffe brahmane du village, montre ces femmes en appui sur la margelle, sous un soleil de plomb, à travers le cadre muni de barreaux de la fenêtre. L’image miniaturise ces femmes et fait d’elle, comme enfermées dehors, des fourmis bariolées dont la vêture contraste radicalement avec les sobres kurtas soigneusement repassés des hommes assis sur leurs fauteuils. Comme le dit Sharma, sa cheffe, à Santosh : « il y a deux types d’intouchables, ceux qu’on ne peut pas toucher… et ceux auxquels on n’a pas le droit de toucher ».
Or, il s’avère que même les Chamars opèrent une division sociale avec un autre groupe, ostracisé lui aussi. Lorsqu’au cours de son enquête, Santosh demande à la mère de la défunte si elle connaît un certains Saleem, celle-ci la dévisage et affirme que chez elle on ne connaît pas de musulmans. S’il n’est jamais mentionné dans le film, la figure de Narendra Modi habite chaque plan et les 2h08 du film forment le cadre implicite d’une critique de la politique islamophobe que l’actuel Premier-ministre conduisait déjà à l’époque où il était gouverneur du Gujarat – un état frontalier du Pakistan. Car même en matière de géopolitique Sandhya Suri met en scène la fragmentation, par rapport au voisin chinois, cette fois. Une scène hilarante montre l’écran du téléphone de la jeune enquêtrice comme cadre d’un clivage géopolitique. Si les forces de l’ordre de l’Empire du milieu apparaissent organisées, puissantes et bien menées, celles du sous-continent offrent une série de gags photographiques en mode fail : un pantalon déchiré aux fesses, trois agents sur une petite moto… Santosh glousse.
C’est la seule fois qu’on la voit rire : un veuvage précoce l’a mise à la rue et coincée entre une belle-famille qui selon les us et coutumes est supposée l’accueillir mais qui la hait et une famille qui réside dans la ville de fiction de Mapur – où elle ne veut pas retourner. Son défunt mari ayant lui-même fait partie de la police, elle bénéficie d’un système – réel – de recrutement compassionnel. Or, il se trouve que son époux a été tué d’un jet de pierre dans le quartier musulman du chef-lieu de canton de Nehrat. Et les décennies de lavage de cerveau islamophobe finiront par s’incarner, sans doute, dans les coups de sangle infligés par la jeune policière à Saleem.
Cependant, une autre division, au plus près de la salle des machines de ce film, est le cœur battant de la fiction, c’est l’institutionnalisation de la domination masculine. Santosh pensera sans construire avec sa cheffe Sharma - bluffante, maligne, puissante et radicale – la sororité dont elle a besoin. Sharma la guide dans ce monde d’hommes, elle lui expose ses techniques et partage son caractère bien trempé. Sharma sait aussi se montrer attentionnée : elle lui offre un survêtement pour son jogging quotidien (de marque Naik) et plus tard, dans une jolie scène à l’arrière de la jeep, Sharma approche doucement son visage de Santosh, comme pour l’embrasser, puis glisse délicatement un brillant dans son nez percé.
Il s’avèrera tout de même que les propos tout shakespeariens de Sharma : « on joue tous on rôle, qui ne ment pas ? » auront une valeur proleptique et mèneront justement au point de rupture qui permet à Santosh de s’extraire du cadre.
Au soir du film, sur le quai de la gare, attendant un train pour Mapur annoncé avec deux heures de retard, Santosh, vêtue désormais d’un sari et les cheveux libérés, attend sur un banc. En face d’elle, un jeune couple se tient debout sur le quai. Un plan fixe incroyable montre l’instant d’après cette jeune femme et ce jeune homme barrés à intervalles réguliers par le passage d’un train en marche : la fragmentation de l’espace entre les wagons libère des microsecondes de visibilité qui offrent à l’œil de Santosh, occupée à observer cette relation amoureuse dans toute sa fraîcheur, ce que la chronophotographie est au cinéma : un balbutiement, le début d’une aventure.
Santosh libère soudain le banc.
Santosh change de quai.
Santosh change de destination.
Santosh change de vie.
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